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"C'était au beau milieu de notre tragédie"

"C'était au beau milieu de notre tragédie"

Je n’étais jamais venue à Cracovie, et d’ailleurs c’était la première et la seule fois que je visitais ce musée, le musée national de Cracovie.

Devant moi des toiles du XIX ème et XX ème siècle, c’est un musée d’art moderne. Aucun repère, je ne connais pas la peinture polonaise.

Quand soudain, entre deux paysages d’automne et de campagnes, je passe devant un petit cadre insignifiant. Et c’est comme si une petite voix m’appelait intérieurement. Quelque chose de connu… j’avais reconnu quelque chose ou quelqu’un.

Mais quoi ? Une sensation de déjà vu, un sentiment d’évidence.

Je refais mon trajet en arrière, en reculant. De nouveau, une sorte de signal. Tu le sais déjà…Je détecte l’objet qui « bippe » dans ma tête : c’est ce petit tableau. On y voit une femme à sa toilette. C’est banal, il y en a plein partout des tableaux comme ça. Le style est celui d’un pré- ou post-impressionniste, la femme a des airs d’un Renoir…mais non, elle a juste la chevelure des modèles de Renoir, rien d’autre. Et d’ailleurs ce n’est pas un Renoir, le peintre s’appelle Wladyslaw Slewinski. C’est un peintre polonais que perso, je ne connais ni d’Eve ni d’Adam. Date : 1897.

Pourquoi ai-je si fort l’impression d’avoir déjà vécu ce moment ? Mince, ça doit encore être une de ces madeleines qui sont tellement bien expliquées par Marcel Proust !

Sa fameuse description est si juste qu’on reconnait tout de suite ce qu’on a vécu, à plusieurs reprises, dans notre vie. Un moment d’éternité suggéré par une sensation, apparait à nouveau dans notre quotidien et c'est magique!

En ce qui me concerne, et ce jour là, je sais bien que non, je n’ai jamais vécu la visite de ce musée. C’est pourquoi ce sentiment, à ce moment-là, m’apparait vraiment étrange. Quand on le ressent dans des lieux connus, sous un jour connu, à un moment de la saison qui nous est familier, on sait qu’on a atteint le point vivant et imperceptible de la mémoire que Marcel Proust appelle le temps retrouvé.

Mais non, c’est autre chose..et pourtant je suis certaine qu’il se passe quelque chose, un lien intime me rapproche de cette peinture. Je suis magnétisée, mais le signal reste faible, confus, imprécis.

Je regarde de plus près, approchant mon nez à quelques centimètres du tableau. C’est une femme qui peigne ses cheveux roux. Curieusement, elle se regarde dans un miroir posé sur le lit d’où elle dompte ses cheveux. Le tableau ressemble aux tableaux de Gauguin, ou des nabis, ou de cette période en France, fin XIX ème. Les impressionnistes c’est 1872, Impression soleil levant de Claude Monet. (C’est comme 1515, je me souviens de cette date…)

Degas, Renoir, Bazille, Boudin, Pissarro, Caillebotte, Seurat, Morizot, c’est la même époque. Mi XIX ème, début XX ème, la grande époque, Montparnasse, la Normandie, les lumières…

Gauguin, Braque, Derain, Vlaminck, c’est un peu après, c’est le fauvisme, la recherche de la sensation brute, des couleurs sans mélange, de la vérité intérieure du réel.

Rien à faire, je ne reconnais pas ce tableau qui me parle pourtant comme si nous étions amis, comme si nous avions un point commun, une identité en partage.

Et j’ai beau scruter cette toile, rien ne me vient sur le moment.

J’abandonne, et je quitte le musée après avoir noté le nom de l’artiste et la date du tableau. Et ce ne sera pas internet qui m’aidera, c’est plus profond et plus personnel, internet ne retrouvera pas MES souvenirs oubliés.

De fait, je n’aurais la clef du mystère que le lendemain.

Au réveil, je sais enfin ! Je n’avais jamais vu ce tableau pour de bon.

J'ai une mémoire enregistreuse (mais c’est très mal rangé dans le disque dur, et je ne retrouve pas tout, de suite, tout est entassé pêle-mêle, et comme je ne cherche pas vraiment à retenir le flux,  c'est un vrai capharnaum).

Et le poème que j’avais tellement aimé des années auparavant me revient par bribes :

« Et pendant un long jour, assise à son miroir

Elle peignait ses cheveux d’or, je croyais voir… »

« C’était au beau milieu de notre tragédie…. »

Un poème d’Aragon, lu quand j’avais 20 ans…tout me revenait. Le tableau, l’illustration exacte de ce poème, je l’avais vu dans ma tête, à la lecture du poème, je ne l’avais jamais vu autrement, c’était juste une image mentale, si précise, si claire, qu’elle s’était elle aussi imprimée dans ma mémoire, tout comme si je l’avais vue pour de vrai.

J’ai cherché depuis, mais je n’ai jamais su si Aragon avait pu avoir connaissance de ce tableau, avant qu’il n’écrive son poème déchirant, pendant la guerre, en 1942.

Il est vrai que ce poème est lui-même magnétique, obsessionnel, et qu’il est si suggestif qu’il incite, à travers l’image, à percevoir autre chose, un ailleurs, un non-dit, un impossible à décrire : la guerre qui flambe, à l’arrière-plan, sans qu’on en voie les flammes, la guerre monstrueuse, hors de la France mais dont le poison est déjà là, insidieux, lancinant. Et cette femme, c'est Elsa bien sûr, mais Elsa, ça ne serait pas la France?

A cause de ces lumières hallucinantes, j’ai pu voir un tableau que je n’avais jamais vu, j’ai pu imaginer une scène, j’ai pu me représenter tout un spectacle…et j’ai pu entrer dans la tête de ce peintre polonais inconnu, qui ne devait pas parler français, et j’ai pu échanger au travers des différences culturelles, et des espaces du temps.

J’ai lu, depuis, que le peintre Slewinski était venu en France, mais à la fin du XIX ème siècle (Aragon 1897-1982, était à peine né), avait connu Gauguin, avait fait partie de l’école de Pont Aven….mais tout ça, c’est secondaire.

Je le SAVAIS avant de le savoir, le bip ne m’avait pas trompée, ce tableau me faisait signe.

Non, ce n’est pas la seule fois que cela m’arrive, mais je voulais le raconter aujourd’hui, allez savoir pourquoi.

Relisons, en cette veille d’élections le beau poème d’Aragon (1942).

Elsa au miroir

C'était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or Je croyais voir
Ses patientes mains calmer un incendie
C'était au beau milieu de notre tragédie

Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
C'était au beau milieu de notre tragédie
Qu'elle jouait un air de harpe sans y croire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir

Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
Qu'elle martyrisait à plaisir sa mémoire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
À ranimer les fleurs sans fin de l'incendie
Sans dire ce qu'une autre à sa place aurait dit

Elle martyrisait à plaisir sa mémoire


C'était au beau milieu de notre tragédie
Le monde ressemblait à ce miroir maudit
Le peigne partageait les feux de cette moire
Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire

C'était un beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi

Et pendant un long jour assise à sa mémoire
Elle voyait au loin mourir dans son miroir

Un à un les acteurs de notre tragédie
Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit

Et vous savez leurs noms sans que je les aie dits
Et ce que signifient les flammes des longs soirs

Et ses cheveux dorés quand elle vient s'asseoir
Et peigner sans rien dire un reflet d'incendie


 

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"C'était au beau milieu de notre tragédie"
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