Alors même que beaucoup d’entre nous craignent que la terrible guerre en Ukraine ne passe au second plan des préoccupations de l’opinion à cause de la nouvelle tragédie israélo-arabe au Proche-Orient, le dernier livre d’Andrei Kourkov, « Le cœur de Kiev », vient nous aider à mieux comprendre l’âme de l’Ukraine par le récit d’un épisode de son histoire. C’était il y a un peu plus d’un siècle, en 1919 à Kiev, juste après la révolution bolchevique de 1917.
Quel rapport avec la guerre récente ? Cela mérite quelques explications. C’est justement tout le talent de cet écrivain ukrainien de langue russe, très connu depuis « Le Pingouin » (1996). Par un regard décalé dans le temps, et par une séduisante fiction, il nous laisse découvrir les fils qui relient cette histoire au drame contemporain de son pays.
Après « Les abeilles grises », publié et traduit juste avant l’agression russe de février 2022, un ouvrage étrangement prémonitoire dont l’action se déroule sur le front du Donbass et en Crimée, et dont j’ai rendu compte ICI (mars 2022), Andrei Kourkov, comme tant d’autres représentants de la culture ukrainienne, a connu, avec la guerre, un profond bouleversement de sa vie et de son activité d’écrivain. Il a décidé de mettre sa notoriété et son talent au service de sa patrie d’adoption. Rappelons qu’il est d’origine russe, russophone, et qu’il continue à écrire en russe, mais qu’il vit en Ukraine depuis sa jeunesse et qu’il est solidaire du combat pour la liberté et la démocratie de son pays. Il a décrit la première année de cette guerre interminable dans « Journal d’une invasion », sans fuir son pays (son âge le lui permettrait). Pouvait-il écrire encore des fictions dans cette épreuve ?
Or, avec « Le cœur de Kiev », nous découvrons le second volume d’une « série » feuilletonesque, qui a commencé avec « L’oreille de Kiev », paru en Ukraine avant la guerre. Le titre ukrainien introduit mieux cette saga : c’est « Samson et Nadejda », les aventures de deux jeunes gens à Kiev en 1919, alors que la ville sort de féroces épisodes de guerre civile entre défenseurs du défunt régime tsariste, nationalistes ukrainiens, cosaques et bandits de toute sorte. « L’oreille de Kiev », c’est « Samson et Nadejda » tome 1, et « Le cœur de Kiev » constitue le tome 2.
« L’oreille de Kiev » avait campé le décor et présenté les deux héros : Samson, un étudiant qui a assisté à la mort de son père éperonné par un Cosaque et qui s’en est tiré avec une oreille coupée, et Nadejda, une jeune fille avec qui il se lie d’amitié puis d’affection.
J’en viens au « Cœur de Kiev » que vous pouvez bien entendu découvrir sans avoir lu ce précédent Tome 1. Car c’est dans « Le cœur de Kiev » que se révèle pleinement ce qui se joue en cette année 1919. C’est le printemps, les bolcheviks sont arrivés au début de l’année et ils installent leur pouvoir. Samson trouve un emploi dans la milice locale, et vient tous les jours travailler au poste de police, Nadejda a été recrutée dans un nouveau service de statistiques. Samson fait équipe avec un collègue ancien prêtre (!) nommé Kholodny, et les voilà chargés d’enquêter sur une affaire trouble de trafic de viande alors que le nouveau pouvoir vient de promulguer un décret interdisant tout commerce de viande. Par petites touches, nous plongeons dans l’ambiance de cette époque. En apparence, la vie redevient normale, les premiers souffles d’air tiède et odorant du printemps réjouissent les habitants, mais les pénuries s’installent, il fait encore froid et on manque de bois de chauffage, et les rues sont encore bien dangereuses la nuit.
On pourrait se contenter de sourire aux enquêtes menées par notre « duo » Samson/Kholodny, ce sont presque des aventures de « Pieds Nickelés ». Mais le contexte devient progressivement beaucoup plus sombre. Si les miliciens du poste de police paraissent débonnaires, ils sont progressivement « pris en main » par un responsable de la Tchéka (l’organisme précurseur du KGB) nommé Abiazov, qui leur apprend « le métier » : ne jamais se montrer sympathique avec les suspects arrêtés, et savoir les interroger, par exemple en leur soufflant systématiquement la fumée du tabac à la figure (à cette époque, tout le monde fume !). Et voici comment les interpeler à leur domicile :
« -Frappe à la porte ! ordonna Abiazov
Samson cogna trois fois du poing.
-Bravo ! approuva le tchékiste. C’est la bonne manière. D’abord effrayer les suspects ! Une fois effrayés, ils sont tout de suite plus loquaces. »
Et il y a plus grave. Un respectable médecin de famille, un sympathique « bourgeois », vient trouver refuge chez Samson, qui dispose (pour combien de temps encore ?) du grand appartement de son père et demande à pouvoir y donner des consultations :
« Et vous avez beaucoup de patients réguliers ? demanda prudemment Samson.
-Non. Les uns ont quitté la ville, les autres sont morts, certains ont été exécutés par la Tchéka. Il ne m’en reste que deux cents environ. »
Cette dureté des conditions de vie envahit tout. Alors que la belle et très pudique relation affectueuse de Samson et Nadejda se transforme enfin en histoire d’amour, les voilà qui se marient dans une chapelle perdue dans les bois et tenue par un certain Mitri (pas Dmitri !), une ancienne relation du prêtre défroqué Kholodny. On, débouche même une bouteille de vin de Bordeaux après la cérémonie ! Samson est très amoureux et ravi, mais il pense aussi à un avantage de la vie de famille : un autre décret de réquisition précise les droits des familles : « la norme de mobilier autorisée est d’une chaise par personne plus une chaise par famille pour un invité, d’un lit par personne plus une banquette par famille, d’une table à manger par famille… »
Nadejda aussi vit dangereusement. Elle est chargée dans ce service des statistiques, une création bureaucratique du nouveau régime, de recenser tous les cheminots. Le fin mot de l’histoire, c’est que les cheminots, des travailleurs indispensables sans lesquels le pays s’effondrerait, ont des tentations anarchistes et ne veulent pas se soumettre aux bolcheviks. Nadejda est enlevée et prise en otage avant d’être libérée après diverses péripéties.
Malgré ce provisoire « happy end », l’ambiance se durcit au poste de police : le responsable tchékiste fait peur à tout le monde, critique violemment le travail de Samson, exige des peines de prison de trois à cinq ans pour les comparses et la peine de mort pour les organisateurs du trafic.
Andrei Kourkov nous plonge, avec son écriture savoureuse, dans toutes les contradictions de cette période : un ardent désir de vivre dans une ville dont il se plaît à décrire les quartiers pittoresques (notamment autour du Marché Juif), les avenues verdoyantes, les maisons de différents styles (il ne doit plus rester grand-chose du Kiev de cette époque et ces descriptions doivent remplir de nostalgie les lecteurs ukrainiens ); une sorte d’anarchisme joyeux qui essaie de survivre à la dureté des temps ; et enfin l’implantation progressive d’une dictature impitoyable.
Beaucoup d’écrivains ont relaté les bouleversements de cette époque, sous forme de témoignages ou de fictions. Je peux citer Catherine Sayn-Wittgenstein : « La fin de ma Russie. Journal 1914-1919 »(1990). Mais la plupart d’entre eux présentent surtout son aspect terrifiant et apocalyptique, alors qu'Andrei Kourkov, dans son style inimitable, nous fait partager « la vraie vie » de ses personnages, avec beaucoup d’empathie pour leur profonde humanité.
Un ouvrage à la fois plaisant et très profond qui montre combien la littérature est indispensable pour saisir les tragédies de l’histoire et de la condition humaine.
Signé Vieuziboo