Décidément l’Iran ne me quitte guère en ce moment. C’est l’effet de l’actualité, mais aussi d’une attirance un peu obsédante pour ce pays héritier de grandes civilisations, mais devenu si difficile à comprendre, car soumis (pour combien de temps encore ?) à une dictature religieuse de plus en plus impitoyable et même menaçante pour les pays voisins.
C’est pourquoi j’ai eu envie d’approfondir ma connaissance de ce pays et surtout de ce peuple en lisant l’ouvrage récent d’un éminent universitaire que l’on pourrait définir comme « politiste », professeur honoraire à Sciences Po, Bertrand Badie : « Vivre deux cultures », que je mentionnais à la fin de ma chronique sur « L’Usure d’un monde » de François-Henri Désérable (octobre 2023).
Ce livre contraste avec la trentaine d’autres publications de Bertrand Badie, toutes consacrées à des travaux universitaires et à des réflexions et propositions sur les multiples problèmes socio-économiques, stratégiques et politiques de notre monde contemporain. Citons les deux dernières : « Le monde ne sera plus comme avant » (2022) et « Pour une approche subjective des relations internationales » (2023). La plupart sont devenues des ouvrages de référence pour les spécialistes mais aussi pour le grand public pour peu qu’il s’intéresse aux bouleversements de notre monde.
Bertrand Badie, né en 1950, a en effet acquis une grande expérience des pays et des peuples par son activité d’enseignant et de chercheur, qui lui a fait rencontrer des générations d’étudiants ainsi que des interlocuteurs de toute sorte en France et dans de nombreux voyages à l’étranger. C’est pourquoi il est souvent sollicité, à juste titre, par les médias pour nous éclairer sur les enjeux mondiaux.
Il s’agit cette fois d’une autobiographie qui à mon sens comporte deux principaux aspects :
— D'une part, un hommage émouvant à son père iranien (ou plutôt persan), Mansour Badie, admirateur des Lumières, arrivé à Paris à 18 ans en 1928, en provenance de Perse. Issu d’une famille de médecins convertie au christianisme par une mission américaine presbytérienne au début du XXᵉ siècle, il épouse une jeune femme de la bourgeoisie française,
— D'autre part, le récit de son itinéraire personnel et surtout de sa formation intellectuelle et de sa découverte des complexités du monde, qu’il mettra ensuite en œuvre dans son intense activité d’enseignement, de réflexions et de publications.
J’ai été justement frappé par l’attachement de Bertrand Badie à ses origines persanes et par sa vision pénétrante de la civilisation, de la culture, et du mode de vie du pays de ses ancêtres paternels.
Dès les premières pages, il nous montre la richesse de ses origines familiales, qui a contribué, avec ses brillantes études françaises, à la formation de ses convictions : « Ma famille paternelle compte en son sein, et seulement depuis mon grand-père, pas moins de neuf religions réparties entre mes oncles, tantes , cousins et cousines, ainsi que cinq nationalités différentes relevant de trois continents, là où ma branche maternelle n’en compte qu’une seule, dans l’une et l’autre de ces catégories ». Et voici son credo : « Les relations internationales sont indissociables de l’humain et du social, tandis que leur étude consiste d’abord à prendre en compte un monde de souffrance plus que de puissance, de tourments aussi coûteux qu’insupportables, mais que le génie humain a su, tout au long de l’histoire, transformer en blessures créatrices, souvent sans les princes, parfois contre leur volonté ».
La Perse (ainsi l’appelle-t-il de préférence à l’Iran, ce nom imposé par le Chah Reza Pahlavi entre les deux guerres) est omniprésente dans son récit : alors même que ses parents l’y ont emmené à l’âge de deux ans pour le présenter à sa nombreuse famille paternelle, il faillit y mourir d’une intoxication alimentaire. Puis il y alla plusieurs fois dans sa jeunesse. Mais il ne s’y rendit plus jamais après 1977, à cause de la révolution islamique de 1979. En raison de sa double nationalité, « cette construction juridique que la République islamique ne reconnaît pas et à l’égard de laquelle elle nourrit une forme injuste, mais obsessionnelle de soupçon », il renonça à y retourner.
Je ne saurais relater toutes ses impressions de voyage, souvent imprégnées de poésie (où l’on retrouve le grand poète Ferdowsi !), et pleines d’évocations de jardins et de parfums. Il nous montre la prodigieuse richesse historique de la ville de Hamadan, berceau de la famille, ancienne capitale des Mèdes, où l’on peut se recueillir sur les tombes d’Esther, jeune épouse juive d’un souverain perse qui inspira Racine, de Bab Taher, un autre poète représentatif du génie persan, et d’Ibn Sina, autrement dit Avicenne, un des « pères » de la médecine.
Il vient à chaque voyage converser avec son oncle Mahmoud, resté en Iran, dans un jardin familial planté d’amandiers et d’abricotiers, un lieu emblématique de sa découverte de la Perse. Il est aussi émerveillé par la grande mosquée d’Ispahan : « J’étais ébloui par sa splendeur, cet alliage d’intelligence et de sensibilité qui en faisait un monument si singulier, mais aussi tellement comparable à Notre Dame de Paris, tout aussi fascinante. Ce bleu parfait, émaillé d’or, s’élançait dans le ciel d’été, comme signe d’un génie humain qui défiait la beauté naturelle de ce cadre estival. »
Bertrand Badie illustre ainsi , à partir de son expérience personnelle, les tensions que peut générer « le choc des cultures », si l’on n’y prend pas garde : « Les faits de culture ne sont pas des biens qu’on achète ou qu’on vend, à la manière d’une machine-outil : ce sont les reflets d’une longue histoire inventée par les acteurs qui leur donnent un sens…Je me souviens de la stupeur de ma mère lorsqu’un Persan, venu déjeuner dans notre appartement parisien, laissait la moitié de ses mets dans son assiette. Mais j’ai aussi en mémoire l’affolement de ma grand-mère persane lorsque sa bru française mangeait son « khoresh » (plat en sauce persan) jusqu’au dernier grain de riz. »
De cette expérience personnelle, il tire un enseignement particulièrement représentatif de sa pensée en matière de géopolitique : « Ces tensions culturelles sont très révélatrices des illusions universalistes : elles se répètent à l’envi, beaucoup plus gravement, dans le jeu institutionnel importé et sont sources de violence comme de désertion, en tout cas d’échec. »
Un des fils directeurs du livre, consiste en effet à confronter ce que nous pouvons appeler un certain universalisme, que l’auteur a pleinement intégré dans son éducation française, avec la diversité des cultures, des religions, des traditions sociales et sociétales de par le monde. Son père avait déjà connu ces contradictions : après des études de médecine en France, il s’engagea comme résistant durant la seconde guerre mondiale, mais fut empêché d’exercer comme chirurgien hospitalier car étranger et devint diplomate. Cette expérience familiale et professionnelle fait la force des réflexions et des propositions de Bertrand Badie. Il est souhaitable de faire appel à lui pour essayer de décortiquer les innombrables drames qui ont conduit le Moyen-Orient, « cet Orient compliqué » là où il est parvenu aujourd’hui. Peut-être pourra-t-il nous aider à trouver ne serait-ce que le début d’une piste de solution vers l’apaisement alors que personne ne peut prétendre détenir une vérité absolue.
On peut néanmoins regretter que cet auteur ne développe pas plus la catastrophe que constitue la soumission-forcée-de la Perse et des Persans à la terrible dictature des mollahs. Je suis persuadé que c’est une profonde souffrance pour lui et qu’il évite d’en parler par pudeur, peut-être aussi pour ne pas compromettre des amis. En tout cas, ce livre m’a fait découvrir, derrière le costume d’un « grand ponte » de Sciences Po, un remarquable érudit qui nous fait bénéficier de sa riche expérience et un homme particulièrement attachant.
signé Vieuziboo
Note de Cerisette: Bertrand Badie n'est pas un auteur que je fréquente habituellement. Il faut prendre avec recul ses réflexions critiques sur l'universalisme. Il est trop âgé- et trop fin analyste - pour avoir embrassé l'idéologie mortifère des woke qu'il côtoie, à la force des choses, à Sciences Po, école complètement infestée par ce totalitarisme de la pensée, que je dénonce continuellement dans ce blog. Je publie ce post car il me donne l'occasion de soutenir le combat des femmes iraniennes.