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Guerre et Pluie (Velibor Colic, Gallimard 2024)

Guerre et Pluie (Velibor Colic, Gallimard 2024)

Velibor Čolić m’est cher. Il me parle, il m’émeut, il me fait rire, il me charme, car, chaque fois que je lis un de ses livres, j’ai l’impression qu’il se livre tout entier. Ce qui, bien évidemment, ne peut pas être totalement vrai. C’est un très grand écrivain, ce qu’il écrit est à la fois la réalité et à la fois SA réalité, donc bel et bien une fiction.

La première fois que je l’ai vu de mes yeux et entendu, c’était au festival Etonnants Voyageurs à Saint Malo, il y a une dizaine d’années. En ces temps-là, il vivait en Bretagne, à Rennes qu’il avait choisi d’habiter après avoir quitté, en pleine guerre, la Bosnie Herzégovine, son pays d’origine.  Il est maintenant installé en Belgique et c’est de là qu’il nous livre son dernier « roman », Guerre et Pluie.

Je me souviens d’un géant plein d’humour, extrêmement charismatique, qui nous parlait avec beaucoup de recul de Tito, le défunt dictateur d’un pays aujourd’hui complètement disparu.

Dans ses différents livres, Jésus et Tito, Sarajevo Omnibus, Manuel d’exil, et Le livre des départs, Velibor Čolić partage ses souvenirs d’enfance, la vie avant la guerre de Bosnie, l’exil et ses tourments, les conditions de l’adaptation dans la société française. Il écrit en croate et, je dirais surtout, en français, ce qui est assez remarquable pour quelqu’un dont ce n’était pas la langue maternelle et qui est arrivé dans notre pays à 28 ans. Pendant que j’écris ça, je m’aperçois que cela fait maintenant 30 ans et plus qu’il a quitté l’enfer de la guerre de Bosnie et qu’il est devenu locuteur en français. Son écriture, en tous les cas, est incandescente, à la fois poétique, crue, haletante, fragmentée, charnelle, et métaphysique. Ce sont des lectures qu’on ne lâche pas, une fois engagées les premières pages.

J’en reviens à Guerre et Pluie. Le livre se partage en 3 parties.

La première est consacrée à sa récente lutte contre une maladie épouvantable, et mal connue, maladie qu’il a traversée en même temps que la pandémie de Covid s’abattait sur la terre entière.

« PEMPHIGUS VULGARIS : Un groupe de maladies rares de la peau d’origine auto-immune, caractérisées par la formation de vésicules flasques et par des érosions des muqueuses, affectant principalement la région buccale, s’étendant parfois à l’épiderme. »

J’ai eu la curiosité de chercher sur internet, c’est bien aussi horrible que ce que l’on peut imaginer. La peau se creuse, fait des sortes de bulles, des abcès, puis s’auto-détruit, laissant des plaies à vif qui sanguinolent, et qui doivent être éminemment douloureuses. Surtout quand ces plaies se creusent sur et sous la langue, sur le visage et …partout sur le corps.

C’est toujours très fascinant de lire, de la plume d’un écrivain, les sensations éprouvées en face d’une maladie grave. Car c’est leur talent que de mettre des mots sur l’indicible, sur l’irracontable, sur l’énormité de ce qui arrive, et qui ne se résume pas aux souffrances physiques. La maladie mortelle (c’est le cas de ce groupe de maladies) change l’être humain qui se croyait, jusque-là, éternel. Une des premières questions que l’on se pose est : Pourquoi moi ? Je pense que chacun, face à un accident, à un danger de mort, une situation extraordinairement pénible, est amené à se demander : pourquoi cela tombe-t-il sur moi ?

Même si la maladie qui a frappé Velibor Čolić est très rare et qu’on n’a jamais rencontré des malades, il est évident que les attentes dans les cliniques, le côtoiement d’autres patients, la soumission au corps médical sont des situations que nous avons tous vécues et dans lesquelles il est facile de nous projeter.  Il est impossible, dans ces circonstances, face à la proximité de l’inéluctable, de ne pas réfléchir au sens de la vie.

« La maladie, c’est comme jeter un caillou dans l’eau. Des cercles concentriques de solitude se créent. De véritables sphères de peur, de superstition et d’incompréhension. Surtout si notre maladie est visible.[…]

La maladie c’est être seul dans sa peau.

La maladie est un blasphème. Elle est laide, déformante. La maladie est une vilaine marque, une blessure au corps et à l’âme, une aiguille qui pénètre sous ma peau blanche, l’insomnie et la culpabilité abstraite de n’être plus en bonne santé. Le deuxième cercle c’est la colère. Ce sentiment d’injustice : moi seul suis malade alors que l’humanité qui m’entoure est en forme.[…] 

Dans la maladie, il n’y a pas de passé, encore moins d’avenir.

La maladie est la réalité nue du présent.»

Depuis sa maladie, Velibor Čolić, revoit la guerre, ces épisodes traumatiques dont on sait bien que les vétérans ne se remettent jamais. C’est précisément ce qu’il a vécu, pendant quelques mois, en 1992, en Bosnie.

« La maladie ressemble à la guerre, c’est une violence brutale et injuste. Au moment où elle nous arrive, curieusement, le monde qui nous entoure devient plus clair. Le mal nous décentralise et nous place au bon endroit dans le monde. La maladie est une leçon parfaite. »

« — Votre maladie de peau, m’a dit un réflexologue, n’est rien d’autre que la guerre qui sort de vous. Par la peau, car la peau est le miroir de notre âme. Et c’est moche, toutes ces blessures et ces inflammations, parce que la guerre est très, très moche. »

Effectivement Velibor Čolić est un survivant, il a échappé à la mort à plusieurs reprises, lors de la guerre de 1992. Mais surtout, il raconte ce que presque personne ne raconte jamais : les horreurs personnelles de la guerre, les hontes, le poids de la culpabilité, la cruauté, et l’indifférence qui blinde les soldats contre tout sentiment d’humanité. On finit, mais on finit très vite car si je compte bien, il n’aura passé que 6 mois à la guerre, on finit par tout tolérer, par ne plus trouver scandaleux les crimes les plus abominables, par ne plus ressentir de l’empathie pour nos semblables ….c’est bien ça le pire.

Il faut le lire, même si c’est dur, il faut le lire, donc je ne relèverai pas de descriptions ici de ce qu’il a vu. Cela fait écho, bien sûr, à l’actualité et je me suis dit bien souvent que la guerre de Yougoslavie était le précurseur de beaucoup de guerres qui ont suivi, une forme de sauvagerie menée contre des villages, des villes, des civils, femmes et enfants…Cela ne s’est pas passé seulement en Ukraine, il y a bien d’autres exemples d’horreurs des guerres modernes depuis 1992…Les conflits ethniques, les guerres civiles , les conflits « religieux », les crises des réfugiés, les camps de rétention…sont autant de répliques de ce que nous avons connu en ex-Yougoslavie.

« À mesure que la guerre progresse, j’ai le sentiment de devenir un chien. Je commence à sentir de vrais bouquets de nouvelles odeurs. Les fruits avariés et la chair pourrie. L’odeur d’une maison cramée. La puanteur sucrée de la viande trouvée dans le réfrigérateur d’une maison abandonnée. La putréfaction douce d’une vache morte, la puanteur légèrement plus vive d’un cadavre humain. L’odeur savoureuse de l’herbe fraîche alors que je m’allonge face contre terre. Les effluves des feuilles mouillées scintillant sous la pluie du printemps. Le parfum sucré des cerisiers en fleur. Un tout nouveau monde s’ouvre à moi. La puanteur. »

La 3ème partie de ce livre est consacré à la désertion et à la fuite jusqu’en France. Rien n’a été facile, on s’en doute, mais je crois que nous n’en mesurons pas, si nous ne l’avons pas connu, les écueils et les souffrances.

Je recommande la lecture de ce « roman », qui se présente quand même bien sous forme de témoignage.  

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