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Eva dort (Francesca Melandri, Poche 2012)

Eva dort (Francesca Melandri, Poche 2012)

Mais pourquoi n’ai-je pas lu ce chef d’œuvre plus tôt ? Parfois je m’en veux de mon manque de temps vigilance. Ce roman, paru en français en 2012, avait tout pour attirer mon attention: l’Italie, une région mal connue de l’Italie, une jeune romancière très vite saluée par la critique au point de recevoir le Goncourt Italien (prix Strega), et même une adaptation au cinéma, ce qui, en principe, est réservé aux best sellers .

Ce livre est vraiment un excellent roman, il fait partie de la littérature d’exception, parce qu’il est à la fois ancré dans l’histoire, que les personnages semblent vivants, tant ils possèdent une puissance réaliste, le style, admirablement traduit à mon avis en français, (par Danièle Valin) est éblouissant, la construction parfaitement élaborée, bref c’est parfait à tous les points de vue.

De quoi est-il question ?

D’une région italienne dont on ne parle que très peu, à la fois en Italie et dans les autres pays. C’est pourtant une zone de fracture depuis le début du XX°, qui peine terriblement à refermer ses plaies.

Il s’agit du Tyrol du Sud, autrement dit et, pour les italiens, du "Haut Adige". Cette région très montagneuse a toujours fait partie de la zone d’influence de l’Empire romain germanique puis, à sa chute, de l’Empire Austro-Hongrois.

Pourquoi donc cette région, superbe au demeurant, mais, à l’époque, très pauvre, a-t-elle été rattachée à l’Italie ?  D’abord la géographie. Le Haut Adige c’est le versant sud des Alpes, enfin des Dolomites. Donc le versant qui coule vers l’Italie. Bon, mais cela ne suffit pas. Au Traité de Versailles et de Saint Germain en Laye en 1919, il fallait à la fois dépecer l’Autriche, responsable du 1er carnage généralisé du XX° siècle, mais aussi trouver des « récompenses » pour les vainqueurs. Et l’Italie, qui n’avait guère d’intérêt à ce conflit, soudoyée par la France pour y entrer aux côtés des Alliés, ne pouvait pas tout de même être remerciée seulement en roupies de sansonnet, c’est-à-dire en Lires. L’Italie avait plein de gueules cassées, de vétérans amochés, et de morts. La compensation a été Trieste qu’elle réclamait (aujourd’hui la Slovénie) et …le Tyrol du Sud. Le problème c’est qu’au Tyrol du Sud, 90% de la population ne parlait qu’allemand.

Mussolini, héritier de cette situation, a eu tôt fait d’interdire l’allemand. Les habitants n’ont alors eu le choix que d’enseigner la langue en cachette, on a appelé cela l’école des Catacombes. Et bien sûr, il fallait « italianiser » cette région. On y a fait venir des émigrés, c’est-à-dire des italiens du sud. Mais pas seulement:

« Pour rendre vraiment romaine cette terre verticale et très belle, il n’y avait qu’une solution : qu’elle ne soit habitée que par des Italiens. Et il ne suffisait pas que le flux des immigrés des autres régions soit encouragé et soutenu par le fascisme dans l’espoir qu’un jour les Tyroliens du Sud de langue allemande ne soient plus qu’une minorité sur leur terre. Non, ils devaient vraiment s’en aller. »

En 1939, le régime nazi et le régime fasciste signent un accord qui permet aux germanophones de la région de s’installer en Allemagne en échange d’un abandon de leur terre. Mais rien ne se passe comme les habitants l’avaient espéré.

« On avait le libre choix de partir ou de rester. Mais la décision de partir, disaient les tracts nazis, serait récompensée en tant que signe manifeste d’amour et de dévotion à la cause de la Grande Allemagne. »

Les Allemands laissent trainer les ré-implantations côté autrichien. Les Italiens, sommés de respecter la minorité germanophone, n’en feront rien, bien évidemment, ce qui stimulera les partisans de l’autonomie dont certains basculeront dans l’illégalité. Des actions terroristes seront alors menées jusqu’à la fin des années 1980, avec une période intense et meurtrière dans les années 1960. La répression est féroce, emprisonnements et tortures à la clef.

L’amertume des habitants est restée bien réelle malgré un statut actuel de quasi autonomie. L’Autriche a ré-ouvert sa frontière (Accords Schengen) et proposé d’accorder la nationalité rêvée en 1998 aux nostalgiques…Ressentiments, humiliations, souffrances encore vives…

Francesca Melandri ancre son roman dans un contexte historique véridique trop souvent « oublié » des Italiens parce qu’il est fortement dérangeant. Elle évoque des figures réelles de l’Histoire, des évènements avérés, des épisodes concrets.

Mais il s’agit bien d’un roman par ailleurs. Et d’un formidable roman, une saga, le récit des péripéties advenues à une famille, depuis le début du XX siècle jusqu’à la fin du siècle.

Tout commence avec un patriarche Hermann Huber qui a tout perdu à la fin de la guerre en 1919 et qui, par aveuglement, va choisir, pour son malheur et celui de sa famille, de rejoindre le Grand Reich. Il est bien vite de retour mais sa situation empire, on s’en doute. Il a provoqué des haines inextinguibles, et sa descendance en portera le poids.

Nous suivons, après bien des soubresauts de l’histoire, la vie de Gerda, mère célibataire d’une fille EVA, une fille sans père.

Quelques lignes sur l’accouchement de Gerda , pour montrer la quaité de la traduction:

« C’était une douleur parfaite, d’une beauté éblouissante. Une galaxie d’étoiles déchirantes qui palpitent, qui écartèlent, qui lacèrent. Au centre, elles étaient denses et rapprochées, insoutenables. Sur les fins rayons en spirale qui irradiaient, elles étaient plus espacées. »

Eva part, tout au long du récit, rejoindre un vieil homme, calabrais (autant dire un mutant pour ces populations du Haut Adige), sur le point de mourir, et qui aurait joué le rôle du père.

Je comprends bien que le fil directeur de ce roman, c’est la recherche, l’absence, ou la disparition d’un père, entendu comme une personne unificatrice, un référent, une PATRIE !

« Puis il y avait la question du papa de Jésus. Je ne comprenais pas très bien si son vrai père était le Saint-Esprit, l’Ange ou Dieu, mais de toute façon, c’était Joseph qui tenait l’Enfant dans ses bras quand la Madone était fatiguée, qui lui racontait des histoires pour l’endormir, et qui le protégeait de la colère d’Hérode. Quand Vito entra dans notre vie, auprès de lui et de ma mère, je me prenais pour la petite sœur secrète de l’Enfant Jésus. »

Le roman est remarquablement structuré, alternant les aventures des différents personnages romanesques et historiques avec le récit que fait Eva en parcourant, en train, les 1300 km de Milan à Reggio Calabria,. Eva rejoint un lieu d’où est venu un appel téléphonique pressant, celui de Vito, l’ancien compagnon de sa mère, victime lui aussi d’un double rejet : par la famille de Gerda et par sa propre famille.

Les déchirements de la Grande Histoire se répercutent sur l’histoire familiale, les uns accusant les autres de nazisme ou de fascisme !

Ce qui laisse perplexes certains résidents comme Monsieur Song, chinois:

« M. Song résidait enfin là quand, lors du recensement de 2001, on lui demanda de mettre une croix dans une des trois cases : Italien, Allemand ou Ladin. Aucune autre possibilité n’était envisageable, seules ces trois ethnies sont reconnues dans le Haut-Adige. […]. L'en-tête du formulaire allemand disait : Sprachgruppenzugehörigkeiterklärung.

M. Song me raconta lui-même qu’il fixa longtemps ce mot. Trente-six lettres. Onze syllabes.

Bien qu’il fût polyglotte (l’italien, l’anglais, le mandarin, et même un peu d’allemand désormais), sa langue maternelle était le dialecte du Shandong : une langue tonale et, surtout monosyllabique.»

Ce livre est un page turner, j’ai vraiment été sous le choc, c'est un chef d'oeuvre!

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L
Je le note dans ma liste « à lire » <br /> Peut-être le trouverais-je à la bibliothèque <br /> Merci
Répondre
C
oui c'est en poche donc facile à trouver<br />