Vous ne trouverez pas le nom de Milan Kundera dans cet ouvrage qui se présente comme une fiction. La narratrice, une certaine Lara, intègre dans les années 1960 l’Académie des arts de Prague et est admise à l’Institut des hautes études cinématographiques de Prague, un des plus renommés du monde, qui a formé entre autres Milos Forman. Elle franchit avec succès les redoutables épreuves de sélection qui lui permettent d’accéder à la classe du professeur de scénario, un certain Roman Kantor.
Le voilà donc, notre Milan Kundera, que l’on reconnaîtra d’autant plus facilement que l’autrice, Natalia Borodin, franco-américaine, née dans feue la Tchécoslovaquie, a effectivement fait ses études à l’Académie des arts de Prague et suivi les cours du futur grand écrivain. Dans ce premier roman, elle montre son talent de scénariste en le faisant revivre, notamment en le mettant en scène dans de multiples circonstances agrémentées de dialogues et échanges, souvent piquants ou drôles.
À vrai dire, je ne prétends pas connaître précisément l'œuvre complète de cet écrivain encensé du monde entier. Je ne vais donc pas en faire ici une « exploration » savante, d’autant plus que le livre de Natalia Borodin n’a pas cette prétention. C’est au « personnage » Milan Kundera qu’elle s’intéresse, surtout à une époque précise de sa vie, lorsqu’il enseignait à Prague, depuis les années 1960 jusqu’en 1975, date à laquelle, devenu un dissident privé de toute activité professionnelle par le régime communiste, il choisit de vivre en France avec sa femme Véra.
Natalia Borodin dut aussi partir en exil à la même époque et pour des raisons analogues, qu’elle raconte, et vécut en France, où elle put rapidement enseigner à l’IDHEC (prédécesseur de la FEMIS, notre école de cinéma), puis aux Etats-Unis.
Nous trouvons donc dans cet ouvrage le récit de la rencontre entre la jeune étudiante Lara (alias Natalia Borodin) et Roman Kantor (alias Milan Kundera), un professeur qui dès l’origine la fascine et la subjugue au point de ne le désigner que comme « mon maître », dans une relation quasi-exclusive au sein d’une classe de cinq étudiants où elle se retrouve rapidement comme la seule fille au milieu de quatre garçons (après le départ d’une jeune femme mariée qui ne supporte plus la pression intense de cet enseignement). Une relation que l’on qualifierait maintenant de toxique : « Il subjuguait son public sans distinction de sexe : on aurait dit que les garçons parfaitement hétérosexuels se transformaient en sa présence en bisexuels ou homosexuels. S’il avait fait une invite à un ou une élève, tous l’auraient suivi sans ciller, et auraient accepté tout de lui : discours délirant, humiliation, acte sexuel déviant, violence, injustice. On aurait lavé son linge sale, on l’aurait soigné et servi s’il avait été dans un fauteuil roulant, on lui aurait donné notre seul et dernier morceau de pain-même si nous devions mourir de faim-et on lui aurait donné notre seul et unique vêtement chaud-même si nous devions mourir de froid. »
De ce portrait si complet et émaillé d’anecdotes, il ne ressort d’ailleurs pas un personnage très sympathique. Cet ancien boxeur (on en reparlera plus bas) se montre brutal, jouisseur, amateur de vin avec un penchant pour l’ivresse. Et en même temps très exigeant. Il demande à ses étudiants un travail intense de lecture d’œuvres littéraires du monde entier et de rédaction, car, pour lui, le scénario, c’est avant tout une exigence littéraire : « Roman Kantor exige de nous chaque semaine une nouvelle de vingt-trente pages, de même, aux autres professeurs de dramaturgie et de scénario, nous devons fournir leur dû : nous avançons au fur et à mesure dans l’écriture scénaristique…, nous arrivons à l’écriture de scènes, de dialogues, de séquences, de courts métrages, puis à l’écriture de l’adaptation de texte littéraires imposés et, plus tard, de ceux de notre choix. »
Pour Roman Kantor, après cet enseignement exigeant, les étudiants doivent librement choisir leurs écrivains préférés, avec leurs styles et leurs récits. J’aime assez les exercices d’imagination qu’il leur demande : « Après avoir expliqué sa vision du travail de scénariste devant l’auditoire livide, Roman Kantor nous demande d’écrire un dialogue entre Proust et Joyce : les deux écrivains se trouvent dans le même taxi, ce fut l’unique fois où ils se sont rencontrés. Joyce veut voyager avec (au moins) une fenêtre ouverte, Proust avec les fenêtres fermées. Nous commençons notre exercice vers midi, nous le terminons à vingt heures passées pendant que notre maître nous apporte à boire et à manger. » Ou encore : « Lénine et Marx détestaient perdre aux échecs, ils se considéraient tous deux infaillibles et perdre à ce jeu voulait dire qu’ils pouvaient se tromper eux aussi. Le maître nous demande d’écrire une scène où le jeune Lénine affronterait le vieux Marx aux échecs. C’est de la pure fiction puisque Lénine avait treize ans à la mort de Marx, mais peu importe, dans la fiction tout est permis. Chose étrange, personne n’a fait perdre la partie à Lénine ni à Marx... ils s’affrontent à l’infini jusqu’à l’épuisement total des deux… »
Cette scène symbolique nous rappelle que les étudiants vivaient sous un régime communiste dur, où les moindres déviances étaient sévèrement sanctionnées, avec une surveillance permanente (Natalia Borodin en donne des exemples assez impressionnants). Et ce, alors même que leurs études dans cet Institut renommé leur donnaient accès à la littérature, au théâtre et au cinéma du monde entier : « Lope de Vega, Cervantès, Diderot, Racine, Molière, Shakespeare, Gogol, Scribe, Ibsen, Tchékhov, Wilde, Shaw…Arthur Miller, Durrenmatt, Ionesco, Pirandello, Ostrovski, etc… ».
Roman Kantor avait pris ses distances avec le régime et ne s’aventurait pas trop sur le terrain politique. Néanmoins, après la fin du « printemps de Prague » en 1968 et la répression qui a suivi, il est privé d’enseignement et renvoyé de l’Institut. Les étudiants de sa classe continuent à le voir chez lui, mais cela ne saurait durer : il quitte le pays, comme d’ailleurs Lara et la plupart des protagonistes de cette histoire. Non sans difficultés et incompréhensions entre « l’Est » et « l’Ouest » , ce dernier n'étant pas non plus le paradis escompté. Pour chacun de nos personnages, l’exil est une épreuve très rude.
La confrontation entre l’Est et l’Ouest présente quelquefois des aspects inattendus. C’est le cas dans un des épisodes les plus amusants du livre, la visite du grand écrivain américain Philip R.. Roman Kantor attache beaucoup d’importance à cette rencontre chez lui à Prague, il demande à Lara de l’aider en l’accompagnant durant tout son séjour. Lara s’empresse de lire son premier roman, car « l’écrivain américain ne rencontrait que ceux qui connaissaient son œuvre ». Avant de l’accueillir dans son appartement, Vera, la femme de Roman, choisit son plus bel habit (idem pour Lara). Nous suivons d’abord Philippe R. au sauna (!), puis nous le voyons grand amateur de pâtisseries, aussi excellentes qu’à Vienne ou Budapest. Mais surtout, il découvre que Kantor a fait de la boxe dans sa jeunesse et se met à évoquer avec passion les matches de boxe les plus connus. « La visite si attendue, si chérie d’avance, dévie considérablement. Mon maître n’arrive pas à intéresser Philip R. à des sujets politiques, littéraires, ni à sa propre personne et à ses écrits. Je comprends que Roman Kantor, de plus en plus mal vu des autorités tchèques, souhaite être publié en Amérique et que Philip R. pourrait, devrait être son ambassadeur. Mais comment faire, puisque celui-ci n’est fasciné apparemment que par la boxe ? » Après un long moment, Philip R. finit par comprendre et accepte de faire publier le premier roman de son hôte.
Je vous invite à retrouver l’ambiance de cette époque en lisant ce livre qui constitue désormais un hommage plaisant et sensible à Milan Kundera décédé en juillet dernier (2023) à Paris.
Signé Vieuziboo