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L'usure d'un monde F.H.Désérable ( Ed Gallimard 2023)

L'usure d'un monde F.H.Désérable ( Ed Gallimard 2023)

Comment comprendre les tragédies qui se succèdent dans notre monde tout en préservant notre curiosité et en éprouvant les plaisirs de la rencontre et les joies de la découverte de nouveaux personnages, souvent inattendus, et de paysages inconnus et originaux ? Pourquoi pas par le récit de voyages, dans la grande tradition des écrivains voyageurs ? C’est justement ce que nous propose François-Henri Désérable, avec « L’usure d’un monde. Une traversée de l’Iran ».

Dès ses premiers ouvrages, j’avais été séduit par le talent de ce jeune écrivain. Par son style alerte, il a su captiver son lecteur en reconstituant la biographie, je devrais dire les aventures, de personnages historiques : le grand mathématicien Évariste Galois avec « Évariste », les guillotinés de la révolution française dans « Tu montreras ma tête au peuple » et Romain Gary dans « Un certain M Piekielny ».

Dans ce nouveau livre, le personnage principal est un pays, l’Iran. L’idée de départ de F-H Désérable est toute simple : se mettre dans les pas de Nicolas Bouvier, « l’idole » des écrivains voyageurs qui a traversé l’Iran, en direction de l’Orient lointain, il y a bientôt soixante-dix ans. Avec, dans la mesure du possible, le même itinéraire, les mêmes villes et les mêmes contrées traversées.

Au début du livre, l’auteur nous raconte un appel téléphonique du centre de crise du Ministère des Affaires Étrangères qui lui demande avec insistance de renoncer à son voyage : « Il est formellement déconseillé, vous m’entendez formellement déconseillé de se rendre en Iran. Nous avons placé tout le territoire en zone rouge, il n’y a pratiquement plus de Français sur place. Ceux qui y sont encore sont en train de rentrer, et ceux qui ne rentrent pas, c’est qu’ils sont en prison …S’ils vous arrêtent, ils monteront un dossier de toutes pièces, et ils vous condamneront pour Dieu sait quoi… ils trouveront un motif, ils trouvent toujours un motif. » Belle entrée en matière… interrompue par la voix de l’hôtesse de l’avion qui annonce le décollage imminent !

Ce visage terrible de l’Iran, F-H Désérable y sera confronté tout au long de son voyage mais après des contrôles tatillons à l’arrivée, il rencontre vite l’autre Iran : celui de l’hospitalité, de la politesse, du goût de la poésie. Sans jamais échapper, cependant, au terrible contexte de la fin de l’année 2022 : la révolte des femmes iraniennes, et de nombreux citoyens iraniens en lutte contre le pouvoir des mollahs, qui cherche à s’exprimer par tous les moyens malgré une répression impitoyable. « La plupart des articles sur les soulèvements qui avaient lieu depuis la mort de Mahsa Amini soulignaient que la peur avait changé de camp. Rien n’était plus faux. Elle avait peut-être gagné le camp d’en face… mais la peur, on a beau dire n’avait pas changé de camp. Depuis quarante-trois ans, et même bien davantage, la peur était pour le peuple iranien une compagne de chaque instant, la moitié fidèle d’une vie. Les Iraniens vivaient avec dans la bouche le goût sablonneux de la peur. Seulement, depuis la mort de Mahsa Amini, la peur était mise en sourdine : elle s’effaçait au profit du courage. »

Néanmoins, F-H Désérable bénéficie d’un accueil sympathique dans les auberges et les lieux publics, d’autant plus que les touristes sont devenus très rares : il nous enchante par ses multiples rencontres avec des Iraniennes et Iraniens de toutes catégories et de toutes opinions, et aussi avec d’autres voyageurs étrangers hauts en couleur, tels ces deux couples suisses, eux aussi sur les traces de Nicolas Bouvier, avec qui il a fait la traversée du redoutable désert central du Lout: au volant d’une Toyota Land Cruiser de presque 500 000 km au compteur et d’une ancienne ambulance achetée d’occasion !

Il apprend aussi à se méfier des multiples agents du régime chargés d’espionner la population, tels ce jeune homme sympathique, installé à demeure dans une auberge de Téhéran et qui lui propose de partager son plat de spaghettis bolognaise le soir de son arrivée. Avant que les autres clients ne le mettent en garde. Ceci étant, la seule personne rencontrée,   ouvertement favorable au régime, est un certain Yassin, un sympathique professeur de biologie à la retraite qui le prend en auto-stop, « ressemblant trait pour trait à un prof de biologie à la retraite : petites lunettes rectangulaires, crâne dégarni, bouc poivre et sel ». Après avoir vanté la force de l’Iran des mollahs, avec bientôt l’arme nucléaire, il ajoute : « Nous, en Iran, on aime les gens de tous les pays

-Même les Américains ?

- Bien sûr. Nous n’avons rien contre eux. Seulement contre leur gouvernement

- Même les Israéliens ? Il faillit s’étouffe

- Israël n’est pas un pays. C’est une force d’occupation illégale. Je n’ai rien contre les Juifs. Rien. Mais qu’avaient-ils besoin de spolier les Palestiniens de leur terre ? »

F-H Désérable ne manque pas de rendre hommage aux femmes iraniennes. Il fait la connaissance d’une certaine Niloofar, qui d’ailleurs se méfie de lui au début-serait-il un agent de la police secrète ? Après avoir longtemps parlé et marché dans les rues de Téhéran : « Il faisait nuit maintenant. Niloofar s’est arrêtée et m’a dit : -Attends, je vais te montrer combien l’écho est merveilleux à Téhéran. Elle a pris une grande inspiration, a mis ses mains en cornet, et, aussi fort qu’elle le pouvait, elle a crié : « Marg bar diktator » « Mort au dictateur ». » Pendant une seconde, F-H Désérable a peur, il en a honte ensuite, et, comme dans une scène de théâtre qui se découvre progressivement, deux passants, un habitant au troisième étage d’un immeuble, un automobiliste, reprennent le slogan, et l’écho s’amplifie jusqu’à une rue parallèle.

L’auteur nous initie au « ta’arof », un ensemble de rituels de la vie courante consistant en un échange d’amabilités hypocrites : avec le chauffeur de taxi qui fait mine de refuser à plusieurs reprises l’argent que vous devez, mais que vous paierez pour ne pas être insulté et maudit, ou avec l’homme qui vous précède dans une file d’attente à la banque et qui vous propose sa place (« je vous en prie, je ne suis pas pressé ») et à qui vous répondrez finalement : « que Dieu me perde si je passais devant vous ».

Plus que la politesse, avec son mélange de délicatesse et d’hypocrisie, le peuple iranien vénère la poésie. À Chiraz, connue pour être la ville des poètes, il rend hommage à Hafez : « Le prince des poètes. L’écrivain national… Il n’est pas en Iran un seul Iranien qui ne connaisse au moins quelques vers de Hafez. Hafez, disent-ils, parle la langue de l’invisible ».  Un poète mort il y a plus de six siècles !

Mais, en Iran, il n’y a pas que des Iraniens (le nom moderne des Perses : le mot Iran a été imposé par le dictateur Reza Chah Pahlavi, le père du Chah détrôné par la révolution islamique). L’auteur nous emmène au-delà du désert du Lout au Baloutchistan, la seule région sunnite d’Iran avec le Kurdistan iranien. Il y est bien accueilli malgré la mauvaise réputation de cette région et de ses habitants. Dans la ville principale, Zahedan, on lui raconte la répression sauvage d’une manifestation causée par le viol d’une adolescente de quinze ans par un policier : quatre-vingt-seize morts ! C’était en septembre 2022, quinze jours après la mort de Mahsa Amini….

C’est au Kurdistan que le voyage de François-Henri Désérable finit par mal tourner. Justement dans la ville de Saqquez, proche du village d’origine de Mahsa Amini : l’atmosphère y est pesante, il y a des policiers et des espions partout, et il est abordé dans un restaurant par un homme qui utilise le traducteur de son smartphone :

 « - Where are you from… ?

 - What are you doing here… ?

 - You are being checked by the Islamic Revolutionary Guard Corps.

En français, ça voulait dire que j’étais dans la merde. »

Je vous laisse découvrir les péripéties qui suivent et qui se terminent par une « visite » sous bonne escorte (car plusieurs collègues de l’individu l’ont rejoint au restaurant puis dans la rue) à un centre d’interrogatoire, avec examen des papiers et inspection des photos du smartphone (que l’auteur avait opportunément délesté de toutes les photos compromettantes en passant aux toilettes !). Conclusion : « désormais, j’étais fiché et, si je n’avais pas quitté le Kurdistan sous vingt-quatre heures et l’Iran sous trois jours, je serais arrêté et pour de bon cette fois-ci ».

J’aimerais bien pouvoir lire des témoignages comparables d’écrivains voyageurs intrépides dans la Russie ou la Chine actuelles, soumises à des dictatures de plus en plus féroces : mieux que des journalistes, ils sauraient nous montrer comment des peuples essayent de résister pour préserver leur humanité et leur culture. Au moins ce voyage en Iran nous apporte cet éclairage indispensable.

PS : Pour qui s’intéresse à ce magnifique pays dévoyé par la dictature des mollahs, je signale le dernier livre de Negar Djavadi , scénariste et écrivaine française, « La dernière place », ainsi que le témoignage du grand universitaire, enseignant honoraire à Sciences Po, Bertrand Badie : « Vivre deux cultures. Comment peut-on naître franco-persan ? »

Signé Vieuziboo

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