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L'art de résister ou comment l'Enéide nous apprend à traverser une crise. Andréa Marcolongo (2020 Gallimard)

L'art de résister ou comment l'Enéide nous apprend à traverser une crise. Andréa Marcolongo (2020 Gallimard)

Même si l'on n’a jamais appris le latin, il se peut que nous ayons été en contact avec l’Antiquité gréco-latine et que nous ayons entendu parler de l’Enéide, mais même ça n'est pas nécessaire pour lire ce livre. On peut le faire en béotien total.

Andrea Marcolongo, l'auteure, est une écrivaine extraordinaire. Cette professeure de grec a réussi la performance d’écrire un bestseller traduit en 27 langues différentes sur le grec ancien, « La Langue Géniale », c’est-à-dire la langue des génies !

Dans « L’art de résister », elle se charge de commenter l’Eneide de Virgile, un long poème en hexamètre et en latin, écrit entre -29 et -19, époque où vécut son auteur. Il s’agissait d’une époque troublée puisque Jules César avait été assassiné aux Ides de mars en 44 avant J.C, et qu'il allait s’ensuivre une guerre civile, alimentée par les dissensions entre les 3 titulaires du pouvoir, Octave (qui deviendra Auguste), Marc Antoine et Lépide. Après de nombreuses violences, la République se terminera par l’Empire, gouverné uniquement par Auguste.

Virgile, peu doué pour la rhétorique, pourtant discipline reine de l’époque, (on dit qu’il a bafouillé jusqu’au malaise, lors de ses premières prises de parole sur le Forum Romain), se consacre à la poésie, et écrit « les Bucoliques « puis « les Géorgiques. »

Les intitulés des poèmes indiquent déjà aux profanes qui n’auraient jamais lu une ligne de Virgile que c’est un poète de la nature, même si dans « les Géorgiques », on quitte les petits oiseaux et les fleurs pour évoquer l’agriculture et les lourds travaux des champs. La langue de Virgile, sur laquelle nous avons buté, enfants, quand il s’agissait de la traduire, est à la fois simple et subtile et rivalise avec celle des plus grands poètes grecs. « On voyait aussi « les étoiles […] glisser du haut en bas du ciel et, à travers l’ombre de la nuit, de longues traînées de flammes blanchir derrière elles » (Georg., I, 365-3676). »

C’est en lisant « les Géorgiques », sur les conseils d’un ami de Virgile, un certain Mécène, qu’Auguste eut envie d’un poème épique du niveau de l’Iliade et l’Odyssée, et qui raconterait la fondation de Rome, fondation légendaire qui aurait eu lieu en -753.

Auguste commande donc à Virgile ce travail, qui sera l’objet de médisances de la part des contemporains, car Virgile, ne croyant plus aux vertus des hommes de pouvoir, renâcle à le terminer, et demande même la destruction de son manuscrit à sa mort.

Alors de quoi est-il question et pourquoi Andrea Marcolongo nous présente Énée comme l’homme de la résistance, celui qui est capable d’endurer les pires souffrances pour réaliser sa mission, mission qu’il place avant tout et qui est la fondation de Rome ?

Il y a 12 livres dans L’Enéide, mais, schématiquement, on y distingue deux parties, l’une se déroulant en Méditerranée, où Énée erre pendant 7 ans avant de faire naufrage à Carthage, l’autre consacré à l’arrivée en Italie et à l’établissement d’une première implantation au Latium. Vu comme ça, c’est donc narrativement l’exact opposé de L’Iliade et de l’Odyssée laquelle commence par la guerre et se termine par l’errance d’Ulysse.

Énée n’est pas un guerrier, ni un chef emblématique, il part de Troie, laissant la ville en flammes, avec son père et son fils, maigre troupe pour affronter les incertitudes du chemin. Mais, il y a le Destin, et, en lisant l’histoire, nous savons tous qu’il ira au bout et arrivera à destination. Andrea Marcolongo ponctue ses explications de considérations philosophiques qui font écho aux temps présents.

Par exemple :

« Nous nous démenons toute la vie en quête du quoi, du que faire. Défaits, nous ne prêtons presque jamais attention au comment. Nous croyons naïvement que le cours de l’existence est déterminé par la gamme infinie des choix qui se présentent à nous. Que faire de nous, des autres, des études, de l’amour, de la politique, du monde, jusqu’à la lune et au-delà. »

« Nous sommes tous en train de jouer la même partie. Certains gagneront, d’autres perdront, nous le savons avant même le coup d’envoi – les règles sont identiques pour tous, et le rôle de l’arbitre revient au Destin. »

D’ailleurs, fait-elle remarquer, si le Destin préside à l’avènement de tout, alors à quoi servent les Dieux ? À accompagner les hommes en adoucissant leurs peines ? À les mettre en garde contre trop de suffisance, la fameuse « hubris » qui est le pire péché que les hommes puissent commettre ? À donner de l’espoir malgré tout ?

Le héros part perdant de Troie, et il arrivera à ce à quoi il est destiné, puis, perdra la vie, vaincu, comme tous les hommes, par le Destin. C’est tragiquement vrai, mais c’est justement ce qui fait l’héroïsme d’Énée : défait, perdant, battu d’avance, il y croit encore et se bat. Il ne cède pas. Il ne s’effondre pas, ne recule pas, ne s’arrête pas, ne capitule pas. Voilà pourquoi c’est un héros de la résistance, de la persévérance, de l’adaptation.

« Le Destin ne se change pas. Il n’est ni ami ni ennemi. L’Énéide n’est pas un tournoi, elle n’est pas une compétition, elle n’admet aucun marchandage ni tractation. Le Destin n’est pas même une guerre. Il est tout simplement la nature de la vie. La distinction entre celui qui s’en sort et celui qui ne s’en sort pas s’opère selon la rapidité de chacun à l’accepter. »

On a longtemps fait de l’Enéide un récit initiatique, mais Andrea Marcolongo dément cette interprétation. Énée ne nous raconte pas ce qu’il a appris de ses souffrances, ni comment il est devenu « résilient » pour employer un mot à la mode.

« Il s’agit là peut-être du cadeau le plus révolutionnaire de Virgile : être enfin libre d’admettre que souffrir est épouvantable. Que le mal est terrifiant et qu’il n’y a rien d’héroïque dans la perte, et même rien de si poétique. Que la mort est le scandale suprême. Et que, arrivés au comble d’une crise, nous avons les meilleures raisons du monde pour vouloir nous en débarrasser au plus vite et aller de l’avant. »

Ce livre est un vrai délice et notamment pour les latinistes (mais pas uniquement) : il est truffé de citations de l’Enéide en latin, avec traductions en sous-titres.

Personnellement j’aime beaucoup le Chant VI de l’Enéide qui est la descente aux enfers d’Énée venu consulter son père mort, retrouver les âmes du passé et connaitre l’avenir.

« À l’écart, dans une verte vallée, observant les âmes sur le point de remonter vers la lumière et de se réincarner dans un corps, Énée aperçoit Anchise, son père bien-aimé. Leur rencontre est marquée par des larmes de joie et la vaine tentative de s’embrasser, comme lors de ses retrouvailles avec l’ombre de Créuse (Aen., II, 794) : « Trois fois il essaya alors de lui mettre ses bras autour du cou ; / trois fois saisie en vain, son image échappa à ses mains, / pareille aux vents légers et très semblable au Sommeil ailé » (Aen., VI, 700-702). »

« Un par un, Anchise montre à Énée les descendants qui lui succéderont – et feront la gloire de Rome. »

C'est assez fantastique de lire l'avenir, déjà tracé par le Destin, dans le Royaume des morts et j'aime beaucoup les images de ces fantômes en attente d'une nouvelle vie, par réincarnation de leurs âmes oublieuses de ce qui a déjà été vécu.

La description de l’Hadès, pleine de gloires passées et de héros en devenir, est si puissante que Dante utilisera Virgile pour l’accompagner et l’aider à comprendre les cercles de l’Enfer de sa Divine Comédie. Un génie donne naissance à un autre génie…

 

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