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Les dangers de fumer au lit (Marianna Enriquez 2023 Ed du Sous-sol)

Les dangers de fumer au lit (Marianna Enriquez 2023 Ed du Sous-sol)

« Était-ce un papillon de nuit ou une mite ? Elle n’avait jamais réussi à les distinguer. Mais elle avait une certitude : les papillons de nuit se désagrégeaient entre les doigts, comme s’ils n’avaient pas d’organes ni de sang, un peu comme la cendre froide d’une cigarette dans un cendrier dès qu’on la touche. »

Ainsi commence la première nouvelle de ce recueil qui en comprend 12. Publié dès 2009 en Argentine, il vient d’être traduit en français ce début d’année 2023, après avoir été très remarqué aux USA où il a été nominé et shortlisté pour le  Booker Prize International en 2021.

Voilà le résumé de quelques histoires qui m’ont marquée.

Angelita :

Une petite fille découvre, en grattouillant dans son jardin, des petits os humains et sa grand-mère lui affirme qu’il s’agit des os de sa sœur disparue quand elle était encore bébé. D’après elle, le bébé s’appelait Angelita, petit ange…Et ce petit ange va venir hanter la cervelle de la fillette jusqu’à l’accompagner partout quand elle est adulte et la rendre folle.

Comment ne pas voir dans ce récit fantastique les traces (les secrets qui suintent) de la dictature et ses cohortes de disparus, enfouis dans des charniers, éparpillés partout et que les femmes, les grands-mères de la Place de Mai, n’ont jamais cessé de réclamer ? On m'a raconté que certaines femmes ont crié, de façon obsessionnelle, en prenant tous les risques face aux dictateurs, et jusqu’à leurs derniers jours « ¿Dónde está mi hijo, mi hija? ». Comme si la dépouille, les os, les restes même infimes du corps de leurs disparus demandaient, au nom de l’humanité, d’être reconnus, d’être rétablis dans leurs droits d’êtres humains, au mépris de la santé et de la sécurité de leurs proches.

Autre histoire :

Le Chariot :

Un après-midi, un homme très ivre tombe par hasard dans un quartier avec un chariot rempli de choses hétéroclites et très sales. Les voisins furieux le chassent. Sa charrette pourrie est abandonnée et deux semaines plus tard, le quartier commence à décliner, comme si une malédiction l’avait frappé. La famille d'une fille ne lutte pas autant que les autres voisins, et sa famille cache ce fait jusqu'à ce que leur seule option soit de s'échapper.

La misère qu’a connue l’Argentine avec la crise financière qui a suivi la libéralisation de l’économie et l’hyper-inflation me parait reliée à cette histoire où les gens se retrouvent dans un chaos indescriptible, ne sachant plus quoi manger, ni où aller.

Mais la nouvelle qui fait directement allusion aux enfants disparus pendant la dictature, enfants souvent confiés aux militaires après que les parents aient été torturés à mort, est celle-ci :

 Les enfants qui reviennent:

Une jeune femme, Mechi,  gère les archives des enfants perdus et disparus à Buenos Aires. Un jour, Mechi retrouve l'un des enfants disparus, qui aurait été vu mort dans une vidéo, assis dans un parc. C’est extraordinaire mais c’est aussi le début de la réapparition d’enfants qui reviennent de nulle part, et sont visibles dans les parcs de la ville. Ce qui est troublant c’est que ces enfants reviennent avec l’âge et l’aspect qu’ils avaient des années avant, ils réapparaissent exactement comme ils avaient disparu. Les parents de ces enfants, pourtant exactement conformes à ce qu’ils étaient une dizaine d’années auparavant, ne les reconnaissent pas et commencent à les renier. Tous les enfants se rassemblent dans des maisons abandonnées et Mechi leur rend visite dans l'espoir d'obtenir des réponses.

Bien entendu, le fantastique se mêle à la réalité, ces enfants ont bien disparu, sont morts ou ont été confiés à d’autres, dont ils ne sont pas réellement les enfants, mais le savent-ils ? Ont-ils conscience d’avoir été adopté suite à des crimes, et par des criminels ? On ne peut que penser à ces enfants ukrainiens déportés par dizaines de milliers dans des familles russes et on comprend que les plaies ne se refermeront pas de sitôt, en Ukraine comme cela a été le cas en Argentine.

« Les dangers de fumer au lit » est une des dernières nouvelles de ce recueil :

Paula se réveille à l'odeur de fumée à l'extérieur et découvre qu'un appartement a pris feu, tuant une femme qui s'était endormie en fumant une cigarette. Paula retourne se coucher, mais elle ne peut pas dormir. Elle construit une tente avec ses couvertures, met une lampe sous la tente et brûle des trous dans les draps avec une cigarette. Quand elle regarde son plafond de l'extérieur de la tente, on dirait qu'il est couvert d'étoiles, et elle les admire.

Cette nouvelle fait peur, comme toutes les autres, d’ailleurs, parce que la folie est toute proche qui met en danger mortel ces femmes, ces jeunes filles, ces petites filles, toutes maltraitées, solitaires, livrées à la violence urbaine, aux chaos du monde, aux déchirures sociales. Car il s’agit surtout de filles, les hommes semblent lointains ou assez absents, héritage aussi des années de crise.

Marianna Enriquez est assurément extrêmement douée. Son fantastique ressemble à celui des grands écrivains latino comme Julio Cortazar, ou Luis Borgès. Son imagination est absolument remarquable, sans aucune concession, implacable et profondément vivante. Marianna Enriquez explore les monstruosités de l’âme humaine confrontée aux traumatismes de son pays, d’une plume acérée, envoutante, malgré les horreurs et la crasse du monde environnant.

Franchement toutes les nouvelles de ce recueil créent une atmosphère captivante où la mort, la folie, le paranormal, l’abjection, l’immoralité, côtoient l’innocence, la candeur, et la pureté de l’enfance.  

C’est magnifique, j’ai adoré et avalé tous ces récits d’une traite.

 

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