Antonina Miliukova, jeune femme de petite noblesse, épouse en 1877, le déjà célèbre -mais désargenté- compositeur Tchaïkovski, homosexuel non assumé (comment l’être dans une société aussi peu permissive ?)
Elle restera mariée jusqu’à la mort de Tchaïkovski quoique ce dernier ait tenté quelques mois après son mariage de mettre fin à ses jours et quoiqu’il se soit séparé d’elle très vite après cette union désastreuse.
Antonina Miliukova est une érotomane, elle a écrit des lettres enflammées à son grand homme avant de le convaincre de l’épouser, comme elle en avait déjà adressé à des banquiers, des généraux, des artistes en vogue et même des membres de la famille impériale.
Le film raconte la descente aux enfers de cette femme obstinée qui refuse, même placée devant l’évidence, de rendre sa liberté à un mari qui ne l’aime pas et finira par la piétiner.
Raconté comme ça, le film serait plutôt insipide dans son scenario et dérangeant dans son symbolisme. Je dirais plus : il serait incompréhensible, car il n’est pas psychologiquement tenable qu’un homosexuel, même refoulé, soit à ce point sadique avec sa femme. Certes, elle est insupportable dans sa volonté de s’agripper à lui envers et contre tout, mais c’est bien le propre de cette maladie que de s’affirmer aimée par celui qui est indifférent. On voit des cas comme celui-là parmi les fans de stars du show-biz, et ces fans finissent par devenir menaçantes au point où il faut vraiment s’en protéger.
Kirill Serebrennikov ne montre pas réellement l’érotomanie de cette femme, mais simplement son attachement fou à son grand homme de mari, au point de se détruire elle-même, et d’ailleurs de terminer sa vie en asile.
Car il me semble que le propos du réalisateur va bien au-delà de l’histoire qu’il raconte. Au travers de cette femme, c’est la Russie, le peuple russe que l’on voit attaché par le licou, esclave, dépendant tenace de son seigneur et maître, qu’elle (il) révère pour son génie, pour sa force et finalement pour son indifférence cruelle à ses souffrances.
Il m’a semblé que les deux personnages, le Maître et Marguerite son épouse, sont les deux faces, antagonistes, schizophrénisantes, d’une même pièce. Le drame qui se joue, sur fond de violences et d’incendies, c’est le drame qui se joue depuis des siècles en Russie. Le pays des Tsars, du Comité Central, de Staline ou de Poutine est un pays qui se donne régulièrement à un maitre puissant, autoritaire, dédaigneux, inhumain et qui persiste dans cette soumission masochiste.
Sans cette interprétation, ce film n’aurait pas beaucoup de sens, car la maladie de cette femme, complètement univoque, inquiétante dans son immuabilité, ne peut pas nourrir cette immense et magnifique fresque du XIXe siècle en Russie.
Les images sont stupéfiantes, on se croirait dans un tableau. L’ambiance y est embrumée, neigeuse, ou au contraire rougeoyante à causes des incendies, des lumières des flambeaux, des braises des émeutes.
Quoique les critiques soient très partagées sur ce film d’un très grand cinéaste russe, qui a enfin réussi à quitter la Russie après avoir été assigné à résidence de nombreuses années, et qui livre là l’un de ses meilleurs films.