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En ces temps troublés (partie 2)

En ces temps troublés (partie 2)

La 1ère partie est ICI

Dans son livre « Galiot » dont je ne souhaite vous livrer que quelques extraits pour vous laisser le plaisir de la découverte des multiples rebondissements de ce récit à la fois picaresque, fantasmatique et poétique, Drago Jancar nous entraîne en ces temps troublés du 17 ème siècle. Mais il nous livre une vision des hommes et du monde qui ne se limite pas à cette époque, ni au territoire de ce qui était la Yougoslavie, ou plutôt une fraction de l'Empire austro-hongrois.

Je vois trois thèmes majeurs dans cette fresque si envoûtante : le pouvoir et l’ordre, la révolte et le désordre, et les bouleversements de l’histoire. L’épidémie de peste n’y est pas le thème central, mais elle en constitue comme un bruit de fond obsédant et lancinant, à la manière des incessants roulements de tambour des grondements de tonnerre d’un orage prolongé. En ce sens, ce n’est pas une épidémie comme les autres. Elle ne passe pas par les phases successives de la croissance, du « pic » ou du « plateau », puis de la décroissance. Elle est toujours là, obsédante, pas forcément au premier plan.

Pouvoir et ordre, révolte et désordre, quant à eux, ne se manifestent pas vraiment comme deux visions contraires. Ils sont imbriqués, quasiment indispensables l’un à l’autre. Un grand moment de cette histoire survient lorsque l’on annonce la venue de l’Empereur Habsbourg lui-même dans la capitale provinciale où réside temporairement le personnage central, ce Johannes Ott si seul et si mystérieux. « La ville fut illuminée. Jour après jour, messes solennelles et cérémonies à la mairie se succédèrent, mais la nuit on pouvait souvent entendre des coups de canon…Maintenant c’était clair : Léopold arrive, il peut arriver n’importe quel jour, le peuple obéissant attend son souverain. Selon une antique coutume, il devra de nouveau lui jurer fidélité et soumission ». Oui, mais en même temps « les rumeurs sur les dangereux complots des agitateurs se multiplient ». Ce n’était pas un long fleuve tranquille, le règne de ces grands souverains du 17 ème siècle. En France aussi, sous Louis XIV, on débusquait sans arrêt des complots, on persécutait des soi-disant « sorcières ».

Et voilà que surviennent « les désordres de l’empire que personne n’est capable de régler ni de maîtriser…Les soldats qui arrivent. Les informateurs, les sentinelles et les délateurs…La justice sanguinaire qui étend son bras sur chaque village. La panique qui gagne avant Son arrivée. L’ordre qu’on veut rétablir. »

Et les hommes, et le peuple, au milieu de ces affrontements. ? Drago Jancar développe une métaphore presque fantasmatique : le cortège des foules invitées à célébrer l’Empereur, « Lui, L’Unique, L’Absolu » (peut-être l’auteur a-t-il pensé au Grand Leader de la Yougoslavie d’alors, le Maréchal Tito ?) constitue une « processionnaire aux mille pattes ». Johannes Ott se mêle « à la processionnaire aux mille pattes, même lui fut uni par une force inconnue, à cet organisme dont chaque particule était habitée par la tension qui, pendant tant de nuits déjà, avait frémi et tremblé dans l’air, dans les rues… ». Mais, en même temps : « Libelles fixés aux portes, arrestations nocturnes, dénonciations, interrogatoires et guets, inconnus innombrables battant le pavé de la ville, soldatesque qui, les derniers jours, se massait au pied des murs de la ville » constituaient « de belles manifestations, brutales et effrayantes ».

C’est avec grand talent que Drago Jancar sait combiner des descriptions réalistes et des reconstitutions fidèles de cette époque avec des évocations fantasmagoriques de rêves, le plus souvent de cauchemars, d’obsessions, de malédictions, de persécutions insensées. Johannes Ott connaît de multiples aventures, on finit par ne plus savoir s’il poursuit un but (et lequel) ou s’il cherche simplement à fuir cette ambiance maudite. Toujours est-il qu’il se retrouve galérien, à ramer sur une « galiote » vénitienne (le débouché maritime sur l’Adriatique de cette région de l’Empire, l’actuelle Slovénie, était contrôlé par la République de Venise). Quand il en ressort après avoir purgé sa peine, épuisé, il veut retourner au pays de ses pérégrinations précédentes. Il rêve à ce pays. Mais il est confronté au drame. Tout d’abord, il porte secours à un autre galérien, un jeune homme malade, couvert de pustules, qui vient de ce pays, qui est décrit avec lyrisme : « Le jeunet pustuleux venait des régions où coulent de vives rivières, où bruissent de vertes forêts, où les vents au printemps courbent les herbes, où les fleurs bourgeonnent, où les cimes enneigées brillent sous l’éclat du soleil. C’est vrai, il venait de l’endroit où le galérien avait vécu une de ses vies, là où un tilleul fleurissait devant la maison, où les blés mûrissaient dans l’été chaud, où les rayons du soleil pâlissaient derrière la montagne, où la mort arrivait, sainte, agréable et blanche. »

Car l’épidémie surgit, dans ses deux formes les plus abouties d’ordre et de désordre.

L’ordre : des soldats barrent la route : « On a un ordre. Signé par l’archiduc Léopold. On a des instructions précises. Premièrement : peut passer le courrier, selon une procédure spéciale. Deuxièmement : peut passer quiconque a une « fides », c’est-à-dire une attestation médicale disant que personne n’est mort dans son village depuis six semaines. Troisièmement : peuvent passer tous ceux qui iront volontairement en quarantaine pendant six semaines. On a un logis où il y a de la place pour vingt personnes et ce logis est prêt. »

Le désordre : la panique s’empare d’une ville. « Quand il était arrivé en ville, tout était en désordre et tout était détraqué. Jusqu’alors la maladie avait marché avec lui ou derrière lui, cette fois elle l’avait précédé. » Johannes Ott ne peut que constater : « Tout a éclaté cette nuit-là. Les bruits étaient contradictoires. Les uns affirmaient qu’il y avait des dizaines et des dizaines de morts, les autres racontaient que l’hécatombe ne faisait que commencer. La maladie s’était déclarée à l’hôpital. Non, c’tait un chat qui s’était glissé dans le lit d’une sœur quelques jours auparavant. Quand on avait ouvert la cellule, elle était noire. Non, un maquignon avait passé la nuit à la taverne et il était parti. Ensuite un administrateur d’une ville de province avait expiré dans le même lit. La peste s’était dissimulée dans la fourrure d’un soldat croate. Elle avait été apportée par des marchands, etc… »

Je ne vous raconterai pas la fin du livre, plutôt sombre.

Vous y constatez, comme dans « La peste » d’Albert Camus, des descriptions très impressionnantes de ce type d’épidémies (d’ailleurs, selon les critiques, Albert Camus a été témoin de petites épidémies de peste bubonique à Alger et Oran en 1944 et 1945. Je ne sais pas si ce fut le cas en Slovénie dans les conditions précaires de l’après-guerre). Mais, chez Drago Jancar, l’épidémie ne s’en va pas et ne laisse pas derrière elle une société, certes meurtrie, mais qui revient à la vie d’avant. L’épidémie est en elle-même la marque du désordre du monde, d’un désordre grandissant   que rien ne peut arrêter. C’est du moins ce qui m’a impressionné dans ce livre. Je ne vais pas plus loin, je ne cherche pas plus avant à trouver, sous forme de symboles ou d’allégories, des descriptions ou des explications des évènements que nous vivons ou que nous allons vivre. Ce n’est pas le rôle de la littérature. Mais en l’occurrence, quand elle est servie par des écrivains du talent de Drago Jancar, elle nous aide à porter un autre regard, à la fois critique et incisif, sur notre monde en plein changement.

Pour finir, je voudrais souligner une des caractéristiques de ce talent : Drago Jancar a l’art de bâtir des récits à portée universelle à partir d’évènements survenus à différentes époques de son pays (la seconde guerre mondiale, qui l’a beaucoup inspiré, mais aussi l’époque contemporaine avec le désenchantement du « post-communisme », et cette saga historique du 17 ème siècle), et il le fait avec quelques personnages centraux qui se ressemblent beaucoup : c’est l’homme seul, en quête de sa liberté, et en même temps révolté et condamné à lutter pour sa survie au milieu d’une histoire tragique, souvent désabusé : le résistant antinazi déçu par les partisans communistes, le jeune homme contemporain, artiste, honnête et idéaliste, obligé de travailler pour des hommes d’affaire mafieux.

Vous y reconnaissez une autre forte ressemblance avec Albert Camus. Pour ma part, je saisis une autre ressemblance avec Sofi Oksanen, cette écrivaine estonienne qui a su nous faire comprendre dans « Purge » l’âme de son pays. Et dont je souhaite un jour pouvoir vous présenter d’autres ouvrages. Une écrivaine originaire de l’Europe de l’Est aussi. Vous noterez que Sofi Oksanen, elle, fait une large place à des personnages féminins. Mais je rassure mes lectrices : il y a aussi dans Galiot une femme qui lutte pour une vie libre. Et Drago Jancar a fait un magnifique portrait de femme dans « Cette nuit je l’ai vue ».

Sofi Oksanen et Drago Jancar sont des « écrivains nationaux », à l’opposé du nationalisme et du « récit national » prôné chez nous par certains historiens car ils sont profondément humanistes et portent des messages universels. En ce sens non seulement ils nous font découvrir leurs pays respectifs, très méconnus en France, mais ils nous accompagnent et nous aident en ces temps troublés contemporains.

Signé VIEUZIBOOOO

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