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En ces temps troublés (partie 1)

En ces temps troublés (partie 1)

Comme beaucoup d’entre vous, je mets à profit cette période de confinement pour consacrer plus de temps à la lecture. Même en période normale, je ne saurais passer une journée sans lire ne serait-ce que quelques pages d’un roman, et j’apprécie particulièrement ce temps disponible qui me permet d’assurer un juste équilibre entre les écrans de toute sorte et les livres.

Je n’avais pas recherché d’ouvrage évoquant directement le phénomène des épidémies. Passons- les rapidement en revue. Tout d’abord « La peste », d’Albert Camus, que, par chance, j’avais découvert il y a seulement quelques années (et non au cours de mes études qui m’ont juste laissé le souvenir enthousiaste de ce professeur passionné qui nous avait fait découvrir « Noces »). En fait ce grand récit est avant tout une parabole politique publiée juste après la seconde guerre mondiale. Certains aspects y sont d’actualité (récemment encore Kamel Daoud a rendu hommage à cette vision quasiment prophétique des désastres qui ont frappé sa ville d’Oran) d’autres pas. Vient ensuite « Le hussard sur le toit » de Jean Giono, popularisé par le film de Jean-Paul Rappeneau, qui évoque la dernière grande épidémie de choléra de notre pays, en Provence, et fournit une description terriblement réaliste de ses ravages, avec ses innombrables morts, dans une région qui avait été isolée du reste du pays. J’aurai envie de découvrir ce texte quand je pourrai recommencer à fréquenter mes librairies indépendantes préférées, de même que je suis très attiré par un « polar » tout récent, « Pandemia » de Franck Thilliez, qui fait commencer une épidémie de grippe d’origine virale à la découverte de trois cygnes morts dans le Parc du Marquenterre en baie de Somme.

Le livre qui m’attirait, et qui venait d’être traduit et publié en France, c’est « La fuite extraordinaire de Johannes Ott » du grand écrivain slovène Drago Jancar. Un titre un peu déconcertant, d’autant plus que le titre en slovène est tout simplement « Galiot » ! Je présume qu’il s’agit en français de la « galiote », dans son sens originel de navire à rames dit « demi-galère », le cas échéant équipé de deux voiles, utilisé par les Vénitiens et leurs adversaires les barbaresques. Disant cela, je vous révèle un épisode de ce roman, pour éviter cet inconvénient la traductrice française a peut-être préféré ce titre plus sophistiqué.

Je suis un grand admirateur de Drago Jancar, que j’ai découvert avec « Cette nuit je l’ai vue », prix du meilleur livre étranger en 2014, puis « Six mois dans la vie de Ciril » que je vous ai présenté dans une chronique de janvier 2017.  Nous découvrons toutes les facettes de son talent au fur et à mesure que les traductions, excellentes, d’Andrée Luck-Gaye sont publiées en France. Plus récemment, comment ne pas citer « Et l’amour aussi a besoin de repos » (citation d’un vers de Byron), un récit magistral des drames auxquels sont confrontés ses personnages durant la seconde guerre mondiale dans sa ville natale de Maribor.

Cette nouvelle traduction, donc, que j’ai eu la chance d’acheter juste avant la fermeture des librairies, concerne en fait un de ses premiers ouvrages, publié en 1978 (Drago Jancar avait alors 30 ans) et qui fut son premier best-seller, d’ailleurs traduit dans d’autres langues bien avant le français. Quel intérêt, direz-vous, d’autant plus que ses livres les plus récents tels que « Six mois dans la vie de Ciril » nous plongent dans notre monde contemporain ? il est temps que je vous révèle ce qui me tentait dans « Galiot » (je prends le titre court !) : c’est justement la façon dont son auteur pouvait critiquer, voire dénoncer le régime communiste de Tito qui régnait encore sur l’ex-Yougoslavie. Drago Jancar, jeune journaliste, dont le père avait été résistant contre les nazis, avait déjà été « repéré » par les autorités et emprisonné pour quelque temps en 1974. Bon, la Yougoslavie de l’époque s’était déjà ouverte à l’extérieur, ses citoyens pouvaient sortir du pays, pour trouver du travail et rapporter des devises, les touristes étrangers y étaient les bienvenus et on peut penser que la vie culturelle bénéficiait de certaines tolérances d’expression et de « respiration ». Il n’en demeure pas moins que les écrivains devaient y faire preuve de créativité et d’imagination pour échapper à la censure, comme on le voit encore aujourd’hui à Cuba ou en Chine.

Toujours est-il que « Galiot » nous entraîne dans les provinces de l’Empire autrichien limitrophes des Balkans à l’époque de l’empereur Léopold 1erde Habsbourg, au 17 ème siècle, en gros à l’époque de Louis XIV. Ainsi cette intrigue placée dans une époque historique lointaine pouvait permettre à Drago Jancar de masquer sa contestation derrière les paravents du symbole et de l’allégorie.

Plongeons-nous dans cette sombre histoire. La vie n’est pas de tout repos dans les villes (nous reconnaissons Maribor, sa ville natale, tout près de la Styrie autrichienne et Ljubljana, la capitale de la province dénommée alors Carniole) ou dans les campagnes. Les conflits de religion font rage. L’Empire des Habsbourg est catholique mais les « Luthériens » se répandent partout malgré une féroce répression. Et des sectes de toute sorte diffusent des prophéties plus ou moins millénaristes, parmi elles les « stiftars » veulent fonder et construire de nouvelles églises.  « Nuit après nuit, il était question de pratiques magiques, où les prophètes et les alchimistes prononçaient en secret leurs formules, où les « stiftars », les anabaptistes et autres hérétiques poussaient les gens à la révolte ».

Mais pas seulement. Car il arrive aussi une épidémie. La peste. Elle vient périodiquement frapper des régions d’Europe à cette époque. Elle fait irruption dès le début du livre. Elle exacerbe les idées délirantes, les chasses aux sorcières et les misères de toute sorte.

Faisons connaissance avec le personnage central, un certain Johannes Ott. C’est un homme seul, venu d’une autre région germanique, une sorte de colporteur. Il n’est pas sans nous rappeler les héros d’Albert Camus, eux aussi des hommes seuls face à l’absurdité du monde. Nul ne sait d’où il vient précisément, ni ce qu’il cherche. Il arrive dans une auberge de village. L’aubergiste lui confie que, le matin même, un juge nommé Albin est passé :

        « -Le commissaire de la peste, murmura-t-il.

    L’étranger (Ott) haussa les épaules. On aurait dit que la grande nouvelle ne lui faisait aucun effet. Déçu, l’aubergiste s’appuya contre le mur.

         -Je vois que vous ne comprenez pas, dit-il. Le bureau des Etats provinciaux a publié un décret concernant les barrières de peste et les lazarets. Rien n’est encore arrivé. Il n’y a pas de maladie. Précautions habituelles. Sauf que dorénavant un voyageur ne peut plus se promener comme ça dans le pays.

L’homme avait maintenant l’air de comprendre de quoi il s’agissait.

        -Je ne peux pas continuer ma route ? demanda-t-il.

        -Bon, enfin, soupira l’aubergiste, vous avez bien compris. Vous ne pouvez pas continuer. »

Voilà le début des malheurs de notre héros. Car il est vite dénoncé comme un élément perturbateur aux autorités qui veulent rétablir l’ordre : « la Caroline de Styrie » (tel était le nom du Code criminel en vigueur dans l’Empire) faisait condamner au supplice, à la noyade, aux instruments et au bûcher, par son honnête juge Lampretic et ses collègues, les femmes et les hommes hantés par le diable ». Johannes Ott tombe entre les mains de ce juge Lampretic, occupé à débusquer les hérétiques, les révoltés et les sorciers… « Dans la ville et les environs, grâce à des interrogatoires minutieux, on découvrit beaucoup d’hommes et de femmes qui avaient commis, en relation avec le diable, nombre d’actions criminelles, vols, meurtres d’enfants, provocations de maladies et de tempêtes ». 

Johannes Ott devient un suspect idéal. « Pourquoi s’était-il enfui de la principauté de Neisse, il devait le dire, c’était un élément essentiel pour le juge Lampretic ». Or, « il ne parlait pas aisément…Des témoins avaient parlé avec netteté et clarté et sous serment, des dénonciateurs avaient chuchoté des indications, des bureaux d’information avaient rassemblé des données…C’est pourquoi il fit d’abord des réponses vagues ». Le juge Lampretic utilise alors les grands moyens. « Mais on l’aida un peu, un homme de Lampretic lui cassa un peu le nez, on lui montra des instruments solides et techniquement accomplis : un chevalet, une chaise de Judas, des tenailles, du suif fondu, une estrapade, etc… ». Puis l’auteur nous décrit avec un humour grinçant, d’une part toutes les déclarations plus extravagantes les unes que les autres des « témoins » mis à contribution, d’autre part les étapes successives de la « confession » de Johannes Ott, qui finit par « avouer » que « le diable était en moi. "Peut-être est-il entré en moi par le sexe de ma mère, peut-être de là s’est-il transporté dans mon sang plus tard. Je me suis enfui de chez moi et de partout où j’ai vécu parce que le diable était toujours en moi et m’accompagnait partout ». Et le juge Lampretic de conclure que ces aveux « répondaient aux exigences d’une saine logique juridique, l’affaire avait une origine précise et une continuité claire, et les preuves, aveux et témoignages d’une époque plus récente complétaient et concluaient bien l’ensemble ».

Drago Jancar n’a probablement pas été torturé aussi violemment, souhaitons-le pour lui, mais il a sûrement rencontré un descendant du juge Lampretic dans sa jeunesse contestataire.

Ainsi il a pu, par allégorie, se venger de ses persécuteurs, mais savait-il que sa fresque historique géniale nous rappellerait par bien d’autres aspects notre époque ?

A suivre

Signé VIEUZIBOOO

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