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Quoi qu'il en coûte ( enquête citoyenne partie 4)

Quoi qu'il en coûte ( enquête citoyenne partie 4)

Cet article fait suite aux articles pareillement intitulés "Quoi qu'il en coûte" et qui sont consacrés au désastre économique que nous vivons ainsi qu'à l'évaluation des vies humaines. Vous les retrouverez en cliquant sur le lien 1, 2 et 3.

Mes précédents posts sur ce sujet ont mis en exergue un questionnement sur les différents usages, plus ou moins sérieux et plus ou moins « éthiques » de la notion de coût de la vie humaine, souvent utilisée sans grand discernement dans la conduite des politiques publiques : d’où un constat de chaos, constat exacerbé dans la période actuelle. En ces temps de « déconfinement progressif » on se perd dans des débats sans fin sur l’importance comparée de la lutte contre la prolifération du virus par tous les moyens et la place à accorder au redémarrage de l’économie et au retour à une vie sociale « normale ».

Plutôt que de tenir une chronique des nombreux rebondissements de ce débat, j’ai cherché à trouver des réponses à mes interrogations en recherchant d’où pouvait provenir ce concept de « coût d’une vie humaine » et quels avaient pu être ses développements en des périodes moins troublées.

Je pensais qu’il s’agissait d’une « invention » des technocrates optimistes et sûrs d’eux-mêmes de la période des « Trente Glorieuses », lorsqu’ils « sévissaient » dans les années soixante et soixante-dix. C’est alors que j’avais découvert l’usage de ces indicateurs si particuliers dans les opérations de sécurité routière. « Vous comptez les morts du virage dangereux avant de l’aménager », reprochait-on aux Ponts et Chaussées de l’époque. Ce n’était pas entièrement faux.

Mais j’ai découvert avec surprise que la définition et les calculs du coût de la vie humaine sont un peu antérieurs, ils proviennent aussi d’une époque troublée : nous sommes en 1949, ça se passe aux Etats-Unis, au début de la guerre froide et il s’agit d’une « commande » de l’Armée de l’Air américaine à une société d’études et de recherches (on dirait aujourd’hui : des consultants) qui venait tout juste d’être créée : la Rand Corporation. Rand signifiant « Research and Development ». Pour la première fois, des économistes sont enrôlés par l’US Air Force pour conseiller la stratégie militaire des Etats-Unis !

La question posée est simple : l’URSS vient de faire exploser sa première bombe atomique et le plan d’attaque nucléaire américain doit être revu de fond en comble pour prendre en compte ce nouveau potentiel soviétique et garantir sa destruction totale en vue d’éviter des représailles massives.

Les mathématiciens et économistes de la Rand se lancent alors dans de multiples modélisations sur les combats aériens, les impacts des bombardements, l’utilisation des bases au sol, la logistique des armements, etc…Les chercheurs construisent dont un modèle complet et réalisent jusqu’à 400 000 simulations et utilisent (c’est une des premières fois) des ordinateurs. Leur conclusion : il faut utiliser un très grand nombre d’avions à hélice rudimentaires : une minorité porterait des armes atomiques, mais la majorité en serait dépourvue et agirait comme des leurres. Le très grand nombre d’avions « saturerait » les défenses soviétiques et garantirait la réalisation des objectifs de destruction. Refus des généraux, pour la plupart anciens pilotes : cette stratégie impliquait de sacrifier des milliers de pilotes dans des avions sans défense. Les chercheurs se rendirent compte qu’ils n’avaient pas donné de valeur à la vie des pilotes ! Et quand on connaît l’état d’esprit de l’armée de l’air, en France comme aux Etats-Unis, qui porte aux nues les qualités des pilotes face à tous les autres spécialistes, on comprend que les savants modélisateurs de la Rand Corporation avaient fait une grave erreur d’appréciation.

Restait le plus dur : calculer cette valeur car, même avec le profond humanisme de ces braves généraux, il était évident que l’armée n’allait pas utiliser des moyens financiers illimités pour sauver la vie d’un soldat, même pilote d’élite….

Et c’est là qu’intervient une différence fondamentale entre les modélisations, les calculs statistiques (qui interviennent aussi dans les chiffres de mortalité, ce sont des morts « abstraits »), d’une part, et notre attitude humaine lorsqu’elle intervient face à un drame réel. En effet, la vision des généraux américains de la guerre froide, et celle des économistes depuis lors, s’intéressent à la valeur de vie d’un individu avant la réalisation d’un évènement potentiellement mortel. On pourrait presque en dire autant d’un calcul de sécurité routière face à un carrefour ou un obstacle dangereux : on attend une certaine probabilité d’évènement mortel. Cette vision est très différente de celle du soignant, ou du pompier, ou du sauveteur en haute montagne ou en mer qui à l’heure du danger engage tous les moyens dont il dispose pour sauver des vies. Alors que pour l’économiste la valeur d’une vie statistique lui permet de déterminer où mettre de l’argent public pour réduire une probabilité d’évènement mortel : faire des travaux de sécurité routière, recruter des pompiers, etc…C’est dans ce contexte que ces « outils » de décision et d’évaluation ont été « importés » et non « inventés » en France.

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que l’un des « pionniers » de ces méthodes de calcul au sein de la Rand Corporation, un certain Thomas Schelling, est devenu un universitaire « référent » de ce domaine, le premier à avoir publié sur la valeur de la vie humaine : « The life you save may be your own » (1968). Couronnement de sa carrière, il reçut le Prix Nobel d’économie en 2006.

Mais il est facile de percevoir les contradictions qui empêchent de généraliser cette méthode, qui sont les contradictions de la vie de tous les jours : des constructeurs automobiles peuvent refuser d’équiper leurs véhicules en airbags et, « en même temps », des producteurs de médicaments poussent les malades et leurs systèmes de santé à acheter des médicaments très coûteux qui n’augmentent que faiblement les chances de survie « statistiques ». Autre contradiction : certains technocrates voudraient faire un lien entre l’âge et la valeur d’une vie préservée, au détriment des personnes âgées. Avec un artifice comptable consistant à évaluer le nombre d’années restant à vivre, toujours de façon statistique. J’ai dénoncé cette méthode dans mes précédents posts. Et pourtant, on n’a pas de scrupule à vendre des traitements hors de prix à ces mêmes personnes âgées !

J’ai tenu à détailler cette origine guerrière des calculs sur la vie humaine, que j’ignorais, car cette caractéristique renforce ma conviction : on ne peut pas faire de comparaison, dans la vie réelle, entre les calculs d’économistes sur l’impact de la crise économique et des mesures supposées en limiter les effets, d’un côté, et la mobilisation des acteurs de santé pour combattre la pandémie, sans oublier toutes les autres maladies qu’il ne faut pas « laisser tomber ».

Seulement voilà : les chiffres parés de leur valeur un peu mythique de rigueur et de logique ont un grand mérite aux yeux des experts de tout poil et de beaucoup de gouvernants : ils évitent de réfléchir et permettent d’imposer avec plus ou moins de force des mesures autoritaires. Peu importe, à la limite, que ces mesures autoritaires tendent vers un confinement renforcé ou, au contraire, organisent des phases de « liberté surveillée », et même bien contrôlée, et mise en place avec plus ou moins de progressivité. Leur but inavoué n’est-il pas de nous apporter des solutions toutes faites en nous traitant comme les élèves d’une école primaire (c’est du moins ainsi que je le ressens) ? Alors même que les vrais savants sont les premiers à nous mettre en garde contre les pseudo-certitudes toutes faites. Dans une tribune du « Monde » du 18/05/2020 les deux philosophes Jean-Luc Nancy et Jean-François Bouthors soulignent combien le coronavirus a remis en cause nos certitudes et nous a révélé tout le « non savoir » auquel nous sommes confrontés : « Le suspens que nous nous sommes imposé par le confinement, pour tenter de conjurer la mort, nous a fait sortir de toutes les trajectoires que nous pouvions baliser par le calcul ». A nous de trouver les vrais critères, de santé   bien sûr, mais aussi de solidarité, de culture, d’économie, d’environnement qui nous permettront de mieux affronter les énormes incertitudes de l’avenir.

Signé Vieuzibooo

 

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