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Quoi qu'il en coûte (enquête citoyenne partie 2)

Quoi qu'il en coûte (enquête citoyenne partie 2)

La pire des misères: l'INDE

Un milliard trois cent quatre-vingt millions d’êtres humains priés de se confiner dans un délai de quatre heures sans le moindre avertissement préalable. Et le tiers d’entre eux, soit quatre cent soixante millions de personnes, en situation précaire et sans logement dignes de ce nom dans les grandes villes et les mégapoles, jeunes et vieux, hommes, femmes, enfants, malades, aveugles, handicapés, congédiés, chassés dans leurs villages d’origine. Et privés de ravitaillement et de transports car tous les marchés ont été fermés et les tous les moyens de transports publics et privés interdits. C’est ainsi que la grande écrivaine indienne Arundhati Roy (auteure de « Le Dieu des petits riens » et « Le Ministère du bonheur suprême ») nous décrit les conséquences de la décision de confinement de tout le pays, annoncée le 24 mars à 20h00 à la télévision par le premier ministre Narendra Modi.

Voici ce que représente le plus grand confinement du monde, et aussi le plus précipité dans sa mise en œuvre. Et la Chine, qui est au moins aussi peuplée que l’Inde, me direz-vous ? En Chine, il n’y a jamais eu de confinement généralisé dans tout le pays, les mesures les plus strictes ont été appliquées dans la province du Hubei autour de Wu Han et dans les provinces voisines. Et la mise en œuvre a été pour le moins plus ordonnée.

Car voici comment Arundhati Roy décrit les conséquences de ce soudain « méga-confinement » : tout d’abord ces centaines de millions de migrants chassés des villes et obligés de rentrer à pied, sans aucune ressource, dans des marches interminables : « en rentrant chez eux, ils savaient pouvoir s’attendre à y mourir lentement de faim. Peut-être même se savaient-ils porteurs potentiels du virus, susceptibles de contaminer leur famille une fois arrivés, mais ils avaient désespérément d’un semblant de toit, de relations familières et de dignité aussi bien que de nourriture, sinon d’amour. En chemin, certains ont été brutalement frappés et humiliés par la police ». De plus, quelques jours plus tard, sous prétexte de freiner la diffusion du virus, le gouvernement indien décide de fermer les frontières interétatiques internes (c’est un pays fédéral), y compris aux piétons, et « ceux qui marchaient depuis si longtemps ont été obligés de rebrousser chemin vers des camps dans les villes qu’ils avaient été forcés de quitter ». Oui, ça se passe en Inde, dans la « plus grande démocratie du monde » dont naguère on opposait le système démocratique inspiré par le modèle britannique à la dictature communiste chinoise. Mais désormais nous vivons une autre époque…

Quand Arundhati Roy écrivait cette chronique début avril, les chiffres officiels de l’épidémie en Inde étaient très faibles : 2000 cas confirmés et 58 morts. Une statistique plus récente affiche 14500 cas et 500 morts environ, dans un pays 20 fois plus peuplé que la France ! Même si on tient compte d’une sous-estimation très probable, ces chiffres sont hors de proportion avec le désastre humain et social qui s’annonce à la suite de cette décision précipitée de confinement. Et les indiens concernés, les plus pauvres, les plus précaires, l’avaient bien compris : « le virus inquiétait chacun des marcheurs à qui j’ai parlé. Mais il était moins préoccupant, moins présent dans leurs vies que le manque de travail, la faim et la violence policière qui les guettaient ». L’un d’entre eux, un charpentier, dit à Arundhati Roy : Peut-être que quand Modi a décidé ça, personne ne lui avait parlé de nous. Peut-être qu’il ne sait pas que nous vivons ». « Nous », ce sont les quatre cent soixante millions de personnes contraintes à cet exil intérieur ! Et l’on imagine la situation dans les bidonvilles si nombreux (70% de la population de la mégapole de Mumbai, la capitale économique du pays) : comment leurs malheureux habitants pourraient-ils supporter un tel confinement, et même y survivre ?

Et comment chiffrer la crise économique qui s’amplifie ? « Tandis que l’on entre dans la deuxième semaine de confinement, les chaînes d’approvisionnement sont rompues, les médicaments et les fournitures essentielles se raréfient. Des milliers de camionneurs sont immobilisés le long des autoroutes, avec un accès limité à la nourriture et à l’eau potable. Les récoltes prêtes à être moissonnées pourrissent sur pied. »

Que peuvent bien signifier les calculs consistant à « mettre en balance » les vies sauvées par ce type de décision si brutal, face à ce désastre social et humanitaire ? Et comment les hôpitaux pourraient-ils faire face ? « Les hôpitaux et les dispensaires sont incapables de faire face au million, ou presque, d’enfants qui meurent chaque année de diarrhée et de dénutrition, aux centaines de milliers de tuberculeux (un quart des cas mondiaux), etc…. Il leur sera impossible d’affronter une crise de même gravité que celle à laquelle sont confrontés aujourd’hui l’Europe et les Etats-Unis. Tous les soins sont plus ou moins suspendus, moyens et personnels des hôpitaux ayant été mis au service de la lutte contre le virus ».

Alors, pourquoi de telles mesures ? Arundhati Roy, tout en nous rappelant la situation dramatique des inégalités sociales (inutile de rappeler que le confinement est facile à supporter dans les « colonies résidentielles » fermées des classes riches) et des clivages de castes et de religions dans son pays, suggère une explication : et si ce terrible constat d’expulsion résultait d’une volonté d’expulsion, de la mise en œuvre même du concept d’expulsion ? Et si Narendra Modi et ses partisans (issus d’un mouvement intégriste hindou d’extrême droite, rappelons-le) le mettaient en œuvre à l’appui d’une politique visant à imposer un régime autoritaire et sectaire à « la plus grande démocratie du monde » ? Politique d’expulsion et de rejet qui vient se surajouter aux violences entre religions, qui n’ont malheureusement pas attendu le virus pour se développer. Les premières victimes de cette décision précipitée, qu’elles soient musulmanes, hindoues, ou autres, ce sont les exclus, les « invisibles » (pas au sens de la caste) ou plutôt ceux que l’on ne veut plus voir. Sans parler justement du système des castes qui marque encore la société indienne du 21 ème siècle.

En Inde comme ailleurs, il y a des soignants admirables qui feront tout pour lutter contre le virus. Il y a aussi de savants économistes, ainsi que des informaticiens et des « data analysts » réputés qui comme ailleurs développeront des calculs sophistiqués à l’appui des stratégies politiques et économiques de leur gouvernement. Mais pour comprendre les dures réalités et les multiples difficultés de ce pays, on ne peut pas se contenter de ces spéculations chiffrées.

De fait, dans beaucoup de pays les experts de toute sorte essaient de répondre à la question que nous avons déjà abordée : comment une société peut-elle mettre dans la balance la santé économique et la santé de la population ? Sans surprise, ce débat est intense aux Etats-Unis. J’ai trouvé une approche originale, et « sociale », chez un économiste de l’université Vanderbilt (à Nashville, Tennessee), qui considère que « appauvrir les gens a aussi des répercussions sur la santé ». Les chômeurs se suicident parfois. Les pauvres risquent plus de mourir s’ils tombent malades. Ce chercheur estime donc que, à chaque fois qu’on perd 100 millions de dollars de revenus dans l’économie, une personne supplémentaire meurt. Ce qui donne un élément de comparaison supplémentaire entre santé et économie.

Aux Etats-Unis, l’Agence de protection de l’environnement (EPA), quant à elle, utilise un montant de 9,5 millions de dollars par vie sauvée pour évaluer l’opportunité de financer la dépollution d’un site. Avec de tels chiffres, le décès d’un citoyen américain « vaut » trois fois plus que le décès d’un Français, qui est pris en compte pour 3 millions d’euros dans des politiques de sécurité routière ou des opérations de protection de l’environnement. Mais aux Etats-Unis aussi, il y a plusieurs façons d’aborder ces sujets, ainsi le ministère de l’Agriculture dispose de ses propres méthodes pour estimer le coût économique des maladies d’origine alimentaire. Je vous épargne tous les débats correspondants, je signale juste le résultat des travaux d’une équipe de chercheurs de la Northwestern University, située dans l’Illinois. Ils estiment qu’une politique de restriction dite « optimale » conduirait à un déclin de la consommation de 1800 milliards de dollars sur l’année 2020 avec, en théorie, 500 000 morts « évités » (attention, ce sont des « morts statistiques »). Et que cela équivaudrait à 2 millions de dollars d’activité économique perdus par vie sauvée. Ouf ! Nos chercheurs préconiseraient même de renforcer les mesures de lutte contre le virus en vigueur aux Etats-Unis, plus ou moins strictes d’ailleurs en fonction des Etats. Et de le faire de façon draconienne si le système hospitalier risque d’être submergé.

Mais alors, si tout se résume à ce que vaut une vie, comment se fait-il, comme le constate le philosophe australien Peter Singer, spécialiste de la bioéthique, que l’on peut sauver une vie dans les pays pauvres pour 2000 ou 3000 dollars, et qu’on ne la sauve pas pour autant (effectivement, en Inde, ça n’en prend pas le chemin !) ? Et la tentation est forte, pour réduire ce fichu « prix du mort » de différencier les vies sauvées en fonction de l’âge. Et voilà qu’on remet en avant le nombre d’années de vies préservées pour chaque personne. Un certain Cass Sunstein, juriste qui a travaillé pour le gouvernement d’Obama, soutient cette thèse et estime « qu’une politique qui protège les jeunes est préférable, à cet égard, à une initiative identique qui permet de sauver les personnes plus âgées. »

Je ne suis pas sûr que le président des Etats-Unis, qui est si doué et qui a réponse à tout, se préoccupe des nuances de ce débat. Pour lui, c’est beaucoup plus simple : priorité à l’économie.

Mais est-ce aussi simple qu’il le voudrait ?

Signé VIEUZIBOOO

A suivre ...

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