Excellente analyse de mon fidèle ami:
Un des aspects les plus tristes de la crise actuelle réside dans le recours aux chiffres pour décrire, évaluer, prédire la situation et son évolution. Je ne suis pas brouillé avec les chiffres, comme on dit. Mais derrière les chiffres, non seulement il y a des réalités souvent tragiques, des personnes qui souffrent et qui disparaissent, mais, en y regardant de plus près, on peut trouver une complexité plus grande que leur apparence simple et « carrée », et donc beaucoup d’interrogations à approfondir et clarifier.
C’est évidemment le cas de toutes les études qui cherchent à « monétariser » le coût de la pandémie de coronavirus et à mettre en regard le chiffrage des mesures économiques prises dans les différents pays pour l’enrayer, à commencer par le confinement. Ce qui conduit inévitablement à compter les victimes, les morts ou les survivants affectés pour le reste de leur vie, mais aussi à en chiffrer les conséquences en dollars ou en euros. Et à mettre en regard le montant des pertes de chiffres d’affaires, des dépenses de toute sorte, des annulations de séjours touristiques, etc… Ce n’est pas forcément illégitime. A condition de ne rien oublier. Il est important de mesurer aussi les impacts de la crise économique sur la dégradation de la santé des plus fragiles, voire à moyen terme sur des famines ou des guerres. De même qu’il existe quelques conséquences positives, par exemple la diminution du nombre de victimes des accidents de la route et l’augmentation de la qualité de l’air au-dessus des grandes villes.
En fait, nous allons vers un avenir plein d’inconnu, et pas seulement parce que nous connaissons encore très mal ce maudit virus. Car derrière tous ces calculs et raisonnements, une question émerge de plus en plus : que faut-il faire ? Où est la bonne voie, si tant est qu’il y en ait une ? S’agit-il d’un conflit « économie contre santé » ? Je voudrais trouver des éléments d’appréciation et de compréhension de cette situation complètement inédite.
Pour commencer, je mets en garde contre les dérives, elles ne sont pas loin. Je prends pour exemple les calculs du suédois Jacob Lundberg, économiste en chef du groupe de réflexion libéral (au sens politico-économique du terme) Timbro, qui, dans un entretien publié par « Le Monde », a calculé le coût de l’épidémie pour la société suédoise en nombre d’années de vie perdues. Comment ça ? Il considère que, statistiquement, on peut prédire combien d’années de vie il reste à chacun, en fonction de son âge.
Et devinez quoi ? Beaucoup de victimes du coronavirus sont âgées, il leur reste « statistiquement » peu d‘années à vivre, et donc leur disparition ne coûte pas si cher ! Prenons un exemple fictif. Dans un pays européen « normal », l’« espérance de vie » s’élève à 82 ans (c’est plus pour les femmes que pour les hommes, mais je simplifie). Il reste donc 7 ans de « probabilité de vie » à une personne de 75 ans. Alors qu’un jeune adulte dans la force de l’âge, disons 32 ans, aurait 50 années de plus à vivre, soit 7 fois plus. Sa disparition représenterait 7 fois plus d’années perdues et, selon Jacob Lundberg « coûterait » 7 fois plus ! Il fait d’ailleurs un calcul global pour la Suède, avec ces hypothèses. Il arrive à 460 000 années de vie perdue pour 70 000 morts (sans stratégie forte de lutte contre l’épidémie), puis il va dénicher le « coût d’une année de vie » dans des chiffres de compagnies d’assurance et de dépenses sociales pour aboutir à un coût de l’épidémie de 30 milliards d’euros environ. Et il s’inquiète de voir l’économie s’effondrer pour un coût encore plus élevé (je résume) pour conclure : « si le risque de mourir peut doubler cette année, par rapport à une année normale, il concerne essentiellement des personnes dont l’espérance de vie était déjà bien plus limitée que chez les autres ; c’est à prendre en considération ». No comment…
Il convient d’ailleurs d’établir une distinction entre les victimes vraiment comptabilisées et les victimes statistiques. Un chiffre exact, comme celui des décès dans les hôpitaux français, qui est fourni quotidiennement, correspond à autant de personnes réelles, avec un nom, un visage, de grandes souffrances, hélas, avant leur disparition. Un autre exemple de chiffre réel, c’est celui des victimes des accidents de la route : elles sont et seront un peu moins nombreuses, mais dans une proportion beaucoup plus faible, quelques dizaines au regard des milliers de morts de l’épidémie.
Et puis, il y a ceux que j’appelle les « morts statistiques », ceux que l’on met quelquefois en comparaison des morts comptabilisés. Ainsi, on a souvent entendu que la grippe saisonnière faisait 5000 victimes chaque hiver, un chiffre important même s’il est désormais dépassé par le décompte « officiel » des morts du coronavirus. Oui, mais attention : fin mars, on enregistrait « seulement » 75 décès dus à la grippe saisonnière dans les hôpitaux français. Les autres disparus mouraient dans le silence et l’oubli, ou dans un EHPAD. Bien sûr il faudrait pouvoir « retrouver » ces morts statistiques après coup, par exemple en reprenant les chiffres mensuels de décès de l’INSEE, mais on voit que la comparaison n’est pas simple.
Que dire alors des « années perdues » de Jacob Lundberg ? On peut toujours expliquer qu’un jeune adulte travaille, produit plus qu’une personne âgée, mais non seulement on écarte tout sens profond à l’existence d’une personne mais on prend le chemin de dérives incontrôlables. Le pire, c’est que le calcul de Jacob Lundberg est facile à « démasquer » et à critiquer, mais que l’on trouve des formes bien plus occultes de dérives statistiques dans les raisonnements que nous entendons à longueur de journée.
Commençons par les raisonnements les plus simples et les plus globaux. Plusieurs experts et responsables économiques nous ont annoncé que, en France, d’ores et déjà, un mois de confinement « coutait » environ 2,6% à 3% de PIB. Selon Matthieu Plane, économiste à l’OFCE, qui retient 2,6% du PIB, c’est l’équivalent de 60 milliards d’euros par mois de PIB, c’est-à-dire de productions de biens et services définitivement perdues. Sans même faire de distinction entre les âges comme Lundberg, et en reprenant les mêmes ordres de grandeur que ceux qu’il a trouvés dans les dépenses sociales et les comptes des assurances, des spécialistes (un peu « techno » il faut bien le dire), ont chiffré le coût d’une vie humaine perdue à 3 millions d’euros. C’est un chiffre qui est utilisé dans certains calculs d’investissements, par exemple en sécurité routière.60 milliards, c’est 20 000 vies humaines. CQFD : si vous ne préservez pas 20 000 vies humaines par mois, vous détruisez l’économie sans raison. Or il existe des calculs d’experts, je vous dispense des détails, qui montrent que le confinement à lui seul ne « sauve pas » 20 000 vies humaines par mois par rapport aux hypothèses de mortalité « sans contrôle » de l’épidémie.
Ce raisonnement brutal n’est pas présenté ainsi. Mais il correspond bien à la petite musique que l’on entend de plus en plus en Suède, chez Lundberg, aux Etats-Unis par la voix de leur génial et omniscient président, et dans bien d’autres pays. Chez nous le PDG de Michelin, Florent Menegaux, résume bien la situation dans une interview de début avril : « Nous devrons nous habituer à vivre avec un coronavirus qui n’aura pas disparu après la fin du confinement. Nous n’allons pas pouvoir vivre enfermés sans limite de temps ou en attendant pendant des mois qu’un médicament soit mis au point ou qu’un vaccin soit trouvé. Car, à ce moment-là, à la crise sanitaire s’ajouteraient une crise économique et une crise sociale majeure ».
Alors, qu’est-ce qui cloche, qu’est-ce qui limite la portée de ces raisonnements, en dehors de leur caractère technocratique ?
D’abord, ils ont le mérite de nous faire réfléchir à la nature même des dépenses du PIB. Si, à la fin du confinement, je remplace une visio-conférence à 10 participants par une réunion à Paris avec les même 10 participants venus pour la plupart de province, je crée du PIB supplémentaire. Avec quel intérêt vraiment ? Autre exemple : dans l’hypothèse d’une relance de la production automobile à la sortie du confinement, si j’encourage l’achat de voitures par une prime à l’achat, je privilégie les petites voitures produites à l’étranger. Alors que les utilitaires continuent à être fabriqués majoritairement en France. Ce qui nous rappelle le problème majeur que constitue la désindustrialisation de notre pays depuis 20 ans, et ça, ce n’est pas la faute du coronavirus.
Ensuite, la situation est très différente suivant les secteurs de l’économie. On imagine bien que les quelques fabricants de masques subsistant en France se portent bien, de même que toutes les filières médicales, et que d’autres activités ne demandent qu’à redémarrer. Mais en ce qui concerne le tourisme, les loisirs, je pense au théâtre qui est complètement sinistré, les perspectives sont bien sombres. Il y a un vrai risque d’ « effet systémique », de disparition de pans entiers de ces activités.
Enfin, il y a beaucoup d’autres effets à plus long terme, plus difficiles à chiffrer mais aussi plus structurels, qui concernent aussi bien la santé que l’économie.
La santé d’abord. La maladie Covid 19, ce n’est pas seulement des morts, c’est des séquelles à vie pour des malades. Et donc des traumatismes qui peuvent toucher aussi les malades jeunes. C’est aussi des mesures de protection qui peuvent modifier durablement nos comportements en société, je pense à nouveau au voyage, aux sorties en groupe et aux loisirs. Quant au confinement, plus il durera, plus il engendrera des difficultés, voire des traumatismes et des dépressions chez ceux qui ont le subissent dans les plus mauvaises conditions.
L’économie aussi. L’effondrement de la production, l’arrêt des activités, c’est du chômage, pas encore chez nous (mais nous avons déjà 8 millions de travailleurs en chômage partiel), mais déjà aux Etats-Unis (au moins 10 millions de chômeurs en 15 jours) et dans beaucoup d’autres pays. Et, malheureusement, du désespoir, de la misère parfois, qui pourraient d’ailleurs aggraver les conséquences sanitaires de l’épidémie.
Pour conclure cette première partie, nous n’avons pas encore trouvé les arguments déterminants pour ou contre le confinement. Dans les épisodes suivants, je vous proposerai d’approfondir cette réflexion et de trouver les bonnes hypothèses. Pour ce faire, nous nous intéresserons, au-delà des simples chiffres et des raisonnements strictement sanitaires et économiques, aux bouleversements qui d’ores et déjà ébranlent les sociétés de par le monde.
Signé VIEUZIBOOO