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Sholem Aleikhem- Les mille et une nuits de Krushnik (Ed de l'Antilope).

Sholem Aleikhem-  Les mille et une nuits de Krushnik  (Ed de l'Antilope).

Comme la plupart d’entre vous, j’ai assisté aux cérémonies du centième anniversaire de l’Armistice du 11 novembre 2018. J’ai lu moult récits et regardé de nombreux documentaires sur cette tragédie. Et, comme beaucoup aussi, j’ai pensé avec émotion à mes aïeux, aux membres de ma famille qui ont souffert, combattu, et parfois péri il y a un siècle.

Comment résumer et expliquer, si l’on peut expliquer une telle catastrophe, ces évènements qui ont bouleversé l’histoire du monde ? Bien sûr, les témoignages et les travaux d’historiens sont innombrables. Mais, pour pouvoir en résumer l’essentiel, et surtout en retirer des enseignements pour l’avenir, je vois plusieurs difficultés.

Tout d’abord, la Première Guerre Mondiale a particulièrement touché la France, mais a concerné toute l’Europe, ainsi que le Proche Orient, et impliqué de nombreuses nations au-delà des océans, à commencer par les Etats-Unis. Pouvons-nous nous contenter de témoignages « franco-français », aussi émouvants et respectables soient-ils ? Certainement pas.

Ensuite, une nouvelle tragédie est venue s’abattre sur les mêmes peuples vingt ans après. Pouvait-on en discerner des signes avant-coureurs au moment de l’Armistice puis de la laborieuse négociation des traités de paix qui ont suivi ? Pouvait-on réellement entrevoir des erreurs et des comportements précurseurs de ces nouvelles horreurs ?

Enfin, comment prendre en compte de façon équitable tous les points de vue ? Les deux plus marquants, tous deux infiniment respectables, consistent, soit à honorer les combattants qui se sont sacrifiés avec tant de courage, soit à dénoncer les innombrables ravages causés par des combats inutiles, des massacres et des pillages sans fin. « Maudite soit la guerre », telle est l’inscription d’un des rares Monuments aux Morts « antimilitaristes » à Equeurdreville-Hainneville près de Cherbourg.

J’ai eu la chance il y a quelques semaines de trouver un court récit qui permet, en allant à l’essentiel, de partager toutes ces préoccupations. Et avec un ton d’humour tragi-comique (surtout tragique à vrai dire) qui m’a touché profondément. Ce récit est du grand écrivain yiddish Sholem Aleikhem et s’intitule « Les mille et nuits de Krushnik ». Les Editions de l’Antilope ont eu la bonne idée de le republier cette année. Ce texte a été écrit dès 1915, à New York où Sholem Aleikhem venait de se réfugier après avoir quitté en urgence l’Allemagne où la déclaration de guerre l’avait surpris. Il mourut l’année suivante à cinquante-sept ans. Il ne connut pas l’Armistice !

Voici l’entrée en matière : « Mais à vrai dire, y a-t-il encore de nos jours, quelque part sur cette terre, un coin sensé où les gens ne soient pas ivres de sang, où l’on ne s’égorge pas à tour de bras comme on égorge chez nous les volailles à la veille des fêtes, où l’on ne se débite pas en morceaux comme du hareng, où l’on ne se hache pas menu comme du chou ? J’ai du mal à le croire ». Qui parle ainsi ? C’est Yankl, un habitant de Krushnik, qui raconte ses malheurs chaque nuit (ou chaque soir) à Sholem Aleikhem (ou à son double) sur le paquebot qui les emmène aux Etats-Unis. Il y a autant de « nuits » dans le récit que dans la traversée de l’Atlantique.

Krushnik est un de ces bourgs juifs situés aux confins de la Russie et de l’Empire austro-hongrois, quelque part au sud-est de la Pologne actuelle, aux limites de l’Ukraine. Plusieurs écrivains ont décrit les heurs et malheurs de ces territoires, et de leurs populations qui ont changé cinq ou six fois de pays, successivement russes, ou austro-hongrois, puis soviétiques, à nouveau occupés par les nazis, et redevenus polonais, ukrainiens, slovaques ou biélorusses. Sans oublier la disparition des Juifs exterminés par la Shoah. Je pense en particulier à Daniel Mendelsohn (« Les Survivants ») et à Angel Wagenstein(« Le Pentateuque ou les 5 livres d’Isaac »).

   Sholem Aleikhem nous avait apporté un témoignage exceptionnel de la vie de ce monde disparu, avec tant d’humour mais aussi beaucoup de grincements de dents, car il ne cachait pas l’antisémitisme des Polonais ou des Ukrainiens vis-à-vis de leurs voisins juifs. J’avais adoré les « Contes ferroviaires ».

Mais, cette fois-ci, c’est bien plus grave. Tout d’abord, dès la déclaration de guerre, les Russes mobilisent et le fils de Yankl, Yéhiel, devient un combattant russe, avec fusil dans les bras et prière de combattre « l’ennemi » allemand des villages voisins. Puis vient l’occupation allemande, avec pour commencer une discipline de fer et des réquisitions minutieusement énumérées : « Ayez l’obligeance de bien vouloir me donner dix mille en liquide, en espèces sonnantes, et d’une. Et de deux, du pain et de la viande pour les soldats. Et de trois, du foin et de l’avoine pour les chevaux. »

Ensuite, ça tourne mal pour les représentants de la communauté juive , le rabbin, le rabbiner (un représentant administratif auprès des autorités), et l’abatteur rituel: «  Le gradé a lancé un ordre et ont surgi je ne sais d’où des pioches et des pelles en quantité, on nous a plantés là à quelques pas les uns des autres, et collé à chacun une pioche dans les mains en nous ordonnant de bien vouloir nous creuser des tombes, chacun la sienne, car pas plus tard que tout à l’heure, c’est ainsi qu’on nous l’a fait comprendre, nous allons être fusillés…. »….. « D’ailleurs, Yankl, tu n’es pas le seul, en ce moment, les gens meurent par milliers, par millions, ça tombe comme des mouches, comme des épis à la moisson ». Et quand les Russes reviennent, que se passe-t-il ? « Ils ont ligoté, battu, poignardé, fusillé, pendu, surtout, pendu ! Ils ont tellement pendu chez nous qu’il n’y avait plus d’arbres ni de poteaux ».

Je suis impressionné par ses qualités remarquables de ce récit. Au-delà des malheurs des communautés juives exacerbés par la guerre (Sholem Aleikhem ne manque pas de nous montrer des voisins polonais plus antisémites que jamais), il symbolise les personnages emblématiques de cette guerre : Yankl a deux fils, bien différents : le premier, Yéhiel déjà cité, est un combattant, qui finira tué au front où les Russes l’ont envoyé de force, le second, Shmuel-Moyshe, d’un tempérament beaucoup plus doux, est une victime qui échappe de justesse à la mort. Son père espère qu’il a pu s’enfuir en Amérique. C’est pourquoi, quelque part, chaque peuple, chaque famille, les Européens au premier chef, peut se reconnaître dans les malheurs de la guerre racontés par Yankl.

Alors même que la guerre n’avait duré que moins d’un an, avec pour conséquence déjà, hélas, tant de malheurs, Sholem Aleikhem a un talent quasiment prophétique (et pourtant je ne crois pas vraiment aux prophéties) pour nous montrer où allait mener ce déchaînement de barbarie : décédé en 1916, il n’a connu ni la révolution russe et la guerre civile atroce qui a suivi, ni bien sûr la Seconde Guerre Mondiale et la Shoah. Et pourtant, n’avait-il pas senti qu’il décrivait un monde en disparition, et que sa communauté, son peuple, étaient désormais en danger de mort, à la merci des exécutions sommaires (on pense à la « Shoah par balles » dans les mêmes régions en 1941) puis des décisions d’exterminations de la « solution finale » ?

     Cet ouvrage reflète bien les sentiments profonds de Sholem Aleikhem, épuisé par d’innombrables tournées en Europe, malade (il avait la tuberculose depuis 1908) et obligé de fuir en urgence aux Etats-Unis (où il était déjà venu durant une année en 1906). Malgré les honneurs et le succès de ses lectures (sur deux soirées à Paris en 1913, l’affluence est telle qu’il doit monter sur une chaise pour se faire entendre) et même s’il conserve son humour légendaire, il est désespéré par les évènements. Son livre nous donne une vision très sombre et hélas véridique de l’humanité en guerre.

     Un siècle plus tard, il faut plus que jamais lire Sholem Aleikhem et écouter son message.

Signé VIEUZIBOU

Sholem Aleikhem-  Les mille et une nuits de Krushnik  (Ed de l'Antilope).
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