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Mon père et ma mère Aharon Applefeld (Ed de L'olivier-2020)

Mon père et ma mère Aharon Applefeld (Ed de L'olivier-2020)

Je vous ai déjà fait partager ma découverte de l’immense talent de Aharon Applefeld, ce grand écrivain israélien décédé début 2018 et dont l’œuvre évoque, sous beaucoup d’aspects, la tragédie de la Shoah en Europe Centrale. (« Shoah et au-delà. La résilience et l’espoir chez Aharon Applefeld ».9 août 2018). Chacun de ses livres, en faisant revivre une des multiples facettes de cette sombre histoire, nous invite à réfléchir à la condition humaine, et à trouver, en nous et dans l’humanité, les voies de la résilience même dans les situations les plus désespérées.

J’avais souligné aussi toute la gratitude que nous devons à Valérie Zenatti, elle-même écrivaine de talent, qui poursuit la traduction des ouvrages, encore nombreux, que nous n’avons pas encore pu lire en français.

Très simplement intitulé « Mon père et ma mère » (ou « My parents » en anglais, excusez-moi de ne pas transcrire le titre original en hébreu), ce livre magistral, publié en 2013, cinq ans avant la mort de son auteur, reprend et approfondit la description du « monde d’avant », celui d’avant la Shoah, chez une famille juive de la petite bourgeoisie d’une ville d’Europe centrale.

Aharon Applefeld donne à tous ses récits l’allure d’une fiction. Il fait partie de ses écrivains qui, à partir d’une expérience personnelle et familiale transcendée, savent créer de multiples histoires, faire revivre des personnages variés sous d’innombrables apparences et nous faire découvrir tout un kaléidoscope d’ambiances dramatiques, tragiques, mais aussi tendres et souriantes.

Ce livre n’échappe pas à cette règle et Aharon Applefeld y dépose même, comme des petits cailloux, des marques prouvant le caractère inventé du récit. C’est ainsi qu’il répète avec insistance que le narrateur a dix ans et sept mois (admirons la précision !) durant l’été 1938 (alors même qu’il est né en 1932 et n’avait que sept ans quand éclata la guerre.

Mais, surtout, ce texte est une de ses œuvres majeures car il y a déposé, comme un trésor, les réflexion intimes, littéraires et philosophiques, qu’il avait égrenées tout au long de sa vie. Et ce n’est pas par hasard s’il le fait à l’occasion de souvenirs d’enfance. Il nous prévient dès la première page : « Un regard d’enfant est indispensable à tout acte créateur. Lorsque vous perdez l’enfant qui est en vous, la pensée s’encroûte, effaçant insidieusement la surprise du premier regard ; la capacité créatrice diminue. Plus grave encore : sans l’émerveillement de l’enfant, la pensée s’encombre de doutes, l’innocence bat en retraite, tout est examiné à la loupe, tout devient contestable, et l’on se sent simplement contrarié d’avoir simplement aligné des mots. »

Que se passe-t-il donc dans ce récit ? En apparence pas grand-chose. Nous sommes en été, le dernier été avant la guerre, à la campagne, au pied des montagnes (les Carpates) et au bord d’une rivière qui serpente au milieu des champs et des vergers (le Pruth, un affluent du Danube qui traverse Czernowitz, la ville natale de l’écrivain, actuellement à l’ouest de l’Ukraine). A l’époque, cette région se trouvait en Roumanie, mais bien souvent le récit laisse entrevoir une nostalgie de l’empire austro-hongrois auquel elle appartenait avant 1918. Et le style très calme, posé, mais en même temps très fin dans ses descriptions et souvent poétique, fait merveille pour rendre compte de l’atmosphère en apparence paisible, presque langoureuse, de ces journées de vacances de la famille du narrateur, le père, la mère et le petit garçon de dix ans et sept mois.

Mais attention ! Sous ces apparences, et avant même que n’éclate la tragédie (le livre se termine juste au retour des vacances, il ne va pas plus loin), des signaux en clair-obscur et des épisodes grinçants nous alertent, et le style d’ombres et lumières d’Aharon Applefeld fait merveille pour nous imprégner de cette atmosphère de plus en plus sombre.

D’abord par les portraits et l’attitude de quelques personnages de ce microcosme d’été à la campagne. On s’aperçoit que les estivants de cette bourgade ne sont pas vraiment les bienvenus, même s’ils apportent une source de revenus aux villageois. Car « seule la bourgeoisie juive peut s’autoriser un mois de vacances dans ce paysage pastoral au pied   des Carpates ». Nikolai, le paysan qui loue une isba à ses parents ne fait aucun effort pour être aimable avec ses clients. Il n’est pas sympathique, il gronde sa femme. « Nikolai se méfie des Juifs autant que de sa femme. Il a l’impression qu’ils l’escroquent ou lui dissimulent quelque chose. » Tout est dit…Et les vacanciers sont même victimes d’un « pogrom de petite dimension » quand une procession de paysans chantant un cantique contre la sécheresse se précipite sur eux pour les frapper à coups de bâtons.

Ensuite par le récit même, qui met en scène, à travers le lent déroulement de ces longues journées d’été, une galerie d’individus typiques, presque caricaturaux : « l’homme à la jambe coupée », une jeune femme en quête d’amour nommée uniquement par l’initiale de son prénom, une certaine Rosa Klein qui lit dans les lignes de la main, le grand Slovo, secouriste et infirmier pendant la guerre précédente, qui apporte du réconfort à tous, le docteur Zeiger, qui s’épuise à soigner ses malades, et même un écrivain, Karl Koenig, qui a tant de mal à écrire un chapitre d’un livre ! ce qui fournit à Aharon Applefeld une merveilleuse occasion de nous parler de son métier d’écrivain. « Impossible de rentrer chez moi tant que ce chapitre est couturé de toutes parts. », dit Karl Koenig. « Il faut réunir les fragments, articuler les paragraphes. Je ne parle pas d’arriver à la perfection, je continuerai de polir le tout chez moi, mais il faut que ce chapitre tienne debout avant que je quitte l’isba. »

Et enfin par l’attitude même des parents du narrateur. Le regard de ce garçon (derrière lequel bien sûr surgissent les souvenirs d’Aharon Applefeld), sait distinguer, au-delà de l’immense affection qui lui est prodiguée, les profondes différences entre son père et sa mère. Sa mère est très pieuse, dit que « Dieu réside en tout lieu, tout être, tout animal, toute plante. » Son père, lui, s’est éloigné de la religion, il est avant tout sceptique et désabusé. « Le soir, ma mère aime évoquer une image ou une impression de la journée dont elle s’est imprégnée. Mon père, à son habitude, analyse, trouve à contredire, se fâche contre quelqu’un ou quelque chose et assombrit l’humeur de ma mère. Lorsqu’il se comporte ainsi, maman est effarée par sa voix, et des larmes apparaissent dans ses yeux ».

Jusqu’à la fin de cette période d’été se succèdent des épisodes et des « petites histoires », apparemment sans grande importance, mais qui révèlent toutes des traits et des sentiments de la condition humaine : l’amour, le courage, la bonté, mais aussi l’égoisme, la superficialité, la peur. Chaque chapitre est une leçon de vie, où chaque mot trouve sa signification (et, je le redis, il faut admirer le talent de Valérie Zenatti à nous restituer la simplicité et l’émotion profonde de l’auteur).

Qu’est ce qui m’a le plus marqué dans ce livre ? C’est que, malgré les apparences, ce n’est pas seulement un récit nostalgique sur un monde disparu. Car ce monde disparu, comme on l’a vu, n’était pas fait que de joies et de lumières. Il était déjà rempli d’ombres et de drames, avant même la tragédie finale. C’est ce qui distingue par exemple, à mon sens, ce récit de celui du « Jardin des Finzi Contini », qui se déroule à la même époque. Aharon Applefeld surmonte cette nostalgie pour nous livrer un message, et même un enseignement, sur la transmission. Transmission des valeurs familiales d’abord. Mais aussi transmission des valeurs et des dangers de toute société humaine. Il nous montre ce qui peut relier les hommes, leur permettre de vivre ensemble, mais aussi les dangers qui menacent et toute société et peuvent même la faire périr. Ce message est plus que jamais d’actualité. Il faut lire et relire Aharon Applefeld.

Signé Vieuziboo

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