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Six mois dans la Vie de Ciril ( de Drago Jancar )

Six mois dans la Vie de Ciril ( de Drago Jancar )

Un singulier regard....Ce regard, c’est celui porté par le jeune héros du dernier livre du grand écrivain slovène Drago Jancar , « Six mois dans la vie de Ciril » ( Phébus Littérature étrangère , 2016).

Drago Jancar, né en 1948, d’abord journaliste opposant au régime communiste, est devenu un écrivain célèbre dans son pays puis dans le monde. Nous l’avons découvert, comme beaucoup de lecteurs en France, par son précédent ouvrage « Cette nuit, je l’ai vue »( Phébus, Prix du meilleur livre étranger 2014). Déjà, dans ce livre, le lecteur était subjugué et intrigué par la singularité du regard porté par cinq personnages différents sur les mêmes évènements, et sur la figure centrale d’une femme fascinante.

En effet, Drago Jancar s’y empare , d’un fait divers, dramatique mais somme toute banal ( dans « Cette nuit je l’ai vue » , il s’agit d’un épisode de la seconde guerre mondiale ) , et, avec grand talent, révèle à travers les visions suscitées par ces faits la personnalité, les rêves, les fantasmes, les idéaux, de ses héros.

Cette fois-ci, son héros se prénomme Ciril, il est jeune, sympathique , ouvert aux autres, souvent rêveur. Ciril a une passion depuis son plus jeune âge ; la musique. Ses études universitaires ne l’ont pas conduit vers une situation sociale et matérielle enviable, comme tant de ses camarades ( dont le dynamique et convivial « Baryton», ainsi surnommé par Ciril à cause de sa voix tonitruante) dans la Slovénie effervescente de l’après-communisme et de l’indépendance conquise sur les décombres de l’ex-Yougoslavie . Non , Ciril a appris à jouer du violon et il a voulu vivre sa passion ; au début du récit, il vit pauvrement en Autriche, à Vienne, une capitale musicale, avec des amis artistes venus d’Europe centrale avec qui il se produit dans des locaux « underground ». Faute de mieux, car il regrette de ne pas avoir (encore ?) été admis dans une prestigieuse formation musicale de Vienne.

Vous aurez compris que nous sommes à notre époque et que nous allons retrouver la Slovénie contemporaine ; en effet , Drago Jancar nous raconte, à travers le regard de Ciril, une affaire d’escroquerie financière, de blanchiment d’argent, dans un contexte de course à l’argent facile, de jolies femmes à la vie confortable, et de grosses voitures de luxe, une affaire somme toute ordinaire et d’ailleurs pas spécifiquement slovène.

Au début du livre, Ciril joue du violon dans la station de métro « Schottentor » de Vienne et rencontre Stefan, un compatriote homme d’affaires qui se prend de sympathie pour lui et l’entraîne comme collaborateur, et même proche conseiller, jusqu’à Ljubljana , la capitale slovène , pour l’installer dans son entreprise et même le loger dans sa famille où nous découvrons son épouse, l’extravagante Mme Adela, ancienne chanteuse d’opéra ( toujours la musique ) et sa fille, Felicita, Feliks en raccourci, qui tombe sous le charme de Ciril.

La grande originalité de Drago Jancar, c’est de nous faire le récit de toute l’affaire à travers l’innocence, les questionnements, le regard décalé de Ciril. Et avec un humour subtil et omniprésent. Ce qui nous en révèle autant sur l’affaire elle-même que sur le personnage de Ciril. Et, justement, au fur et à mesure qu’il découvrira et qu’il comprendra mieux ce monde de cupidité et de tromperie dans lequel Stefan se complaît, Ciril se trouvera de plus en plus « décalé » par rapport à sa vie antérieure et à ses aspirations ; il se comportera d’abord comme une sorte de « Fabrice à Waterloo », puis il mettra en cause cet « apprentissage » et essaiera de retrouver ses valeurs.

Car Ciril, ce jeune rêveur, qui se comportait presque comme un marginal au début du roman, a des valeurs , des valeurs qui lui ont d’abord été enseignées par son père, un modeste et pieux instituteur de campagne, veuf depuis la petite enfance de Ciril. Ainsi en amour, Ciril est attiré par la belle Ewa, la chanteuse de leur groupe d’artistes à Vienne : « Ewa avait été pour Ciril une belle âme, intéressante et profonde . Malheureusement épouse de Leszek » Et Ciril se rappelle le précepte de son père : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain ».

Ciril essaie lui aussi de se glisser dans le regard des autres, celui de Feliks, dont il ne tombe pas vraiment amoureux mais dont il accepte les effusions, celui du vieux copain d’études Baryton qui l’encourage à sortir de ses « rêveries » pour rechercher la réussite matérielle. Mais Ciril devient aussi révolté par l’exploitation des immigrés que l’on fait trimer sur les chantiers , et par le cynisme et l’absence d’humanité qui poussent à la corruption et justement à la perte des valeurs, même si, pris individuellement, aucun des personnages n’est totalement antipathique ; bien au contraire . Stefan, l’homme d’affaires sans scrupule , est sincèrement désireux de promouvoir Ciril , sa femme et sa fille l’entourent avec affection , Baryton veut aider Ciril à sa façon.

Hélas, ce monde sans pitié n’est pas fait pour les gens honnêtes ; le principal collègue de Ciril, un ingénieur qui ne vit que pour apporter le bonheur et l’aisance matérielle à sa famille et à son fils qu’il adore, sera brutalement rejeté par Stefan après un drame dont il n’est aucunement responsable. Et Ciril, après avoir recherché conseil auprès de son père , dans sa bourgade de la Slovénie profonde,voudra retrouver l’innocence et la pureté de la musique, et de la vie pauvre mais insouciante de Vienne . Mais cela finira mal.

Ce résumé est bien trop bref et veut surtout vous donner envie de découvrir ce grand roman. Chez Drago Jancar, aucun personnage n’est là par hasard, aucun regard n’est vide de sens, et l’empathie et l’humanité ne disparaissent jamais face aux pires turpitudes. Et son écriture nous séduit par son élégance, sa précision et son charme.

A notre tour, faisons jouer notre regard pour comprendre ce que Drago Jancar veut nous dire, ou plutôt nous faire découvrir par nous-même. Ces six mois de péripéties en Slovénie, ce petit pays si fier de sa toute jeune indépendance ( le livre nous montre avec humour une mise en scène de la fête nationale) ,mais si marqué par l’irruption d’un certain « capitalisme sauvage » après la chute du communisme, et peut-être aussi par une nostalgie de l’empire autrichien malgré la sombre période du nazisme , sont-ils si différents d’évènements analogues dans notre Europe , meurtrie par la crise après tant de bouleversements ?Notre brave Ciril est-il si différent de nous dans sa quête d’amour et de bonheur, et son attachement à des valeurs simples mais solides : la droiture, la pureté de la musique, la sincérité des sentiments ? Et serions-nous capables de résister mieux que lui au choc de la course effrénée à l’argent ?

Après nous avoir fait revivre, dans « Cette nuit, je l’ai vue » , la sombre période de la seconde guerre mondiale, Drago Jancar nous confronte aux inquiétantes perspectives de notre époque, après la perte de tant d’espoirs et de tant d’illusions depuis la chute du mur de Berlin et la crise du capitalisme. Mais il nous invite à rechercher la lumière dans notre capacité à savoir regarder avec lucidité notre condition en éclairant notre regard avec des sentiments sincères et des valeurs lumineuses. Ecoutons le message pénétrant de ce grand écrivain européen.

(critique de Vieuzibou)

 

 

 

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