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Le prophète rouge . Julie Pagis (Ed La Découverte 2024)

Le prophète rouge . Julie Pagis (Ed La Découverte 2024)

Ce livre est réellement un exploit. Il aborde un sujet peu étudié à ce point-là : qu’est-ce qui fait le charisme d’un leader, et comment ses adeptes parviennent à renoncer à tout pour lui ? Comment des personnes cultivées finissent par se convertir à la « religion » de leur leader, que Julie Pagis appelle « le prophète » ? L’enquête très fouillée de Julie Pagis est extraordinaire parce qu’elle prend en compte non seulement la personnalité énigmatique du leader, mais également  celle des « adeptes » car ils étaient peu nombreux et encore en vie pour la plupart. En outre, elle a eu la chance de prendre connaissance des comptes rendus de réunions et des témoignages de ces aficionados.

En l’occurrence, il s’agissait d’une petite communauté constituée progressivement dans les années 70, autour d’un ex-ouvrier espagnol qui se disait antifranquiste (Franco était encore en vie en 1971), et qui prétendait avoir passé 3 ans en Chine, la Chine de Mao.

Faisons connaissance avec ce groupe, qui sont-ils ?

En 1971, nous sommes 3 ans après mai 68 et la révolution tant espérée se fait attendre.  3 ans déjà que les idéaux piétinent devant l’inertie du « peuple », peuple prolétarien (bien sûr) qu’on conçoit comme spontané (le spontanéisme prôné par la gauche prolétarienne suppose que les masses se réveillent un beau jour et font tout sauter d’un seul coup) et qui ne peut qu’être victorieux du « capitalisme ». Comme en 68, on ne rêve plus guère au paradis soviétique, et le radicalisme politique se tourne alors vers le maoïsme qui est représenté, dans l’imaginaire révolutionnaire, comme l’aboutissement d’un collectivisme efficace et « heureux ». Le top quoi !

A cette époque, une douzaine de personnes, pour la plupart en couple, rencontrent, à l’occasion d’actions politiques (qui ne sont bien souvent que des répliques du « séisme » de mai 68) ce qui deviendra leur prophète, ce Fernando, qui s’affiche comme opposant politique, ouvrier n’ayant pas fait d’études (donc faisant partie de ce prolétariat tellement rêvé), et ayant une grande connaissance du maoïsme « réel », comme d’ailleurs du marxisme-léninisme.

Je fais tout de suite une incise pour souligner que Julie Pagis est sociologue, et qu’elle est personnellement concernée par la période mai 68. Ses propres parents, ingénieurs agronomes, ont décidé a dans les années 70, de faire un « retour » à la terre et se sont installés comme agriculteurs, éleveurs de chèvres, activité qu’ils ont pratiqué toute leur vie et dans laquelle ils ont entrainé leurs jeunes enfants. Elle est aujourd’hui chargée de recherches au CNRS,  le « nid » (hélas) bien connu du gauchisme (wokisme ? islamo ?) intellectuel. Elle était donc consciente que son enquête aurait pu jeter encore un peu plus l’anathème sur « la génération » de Mai 68, génération à laquelle elle a consacré sa thèse de doctorat et qu’elle conteste (à juste titre) fortement. Je partage son point de vue : Mai 68 n’a jamais été univoque et n’a jamais englobé toute une génération, car la période était pétrie de contradictions. Mais passons.

Elle s’appuie, pour décrypter ce qui a pu cristalliser l’emprise de ce « prophète » rouge sur ces jeunes idéalistes, sur les travaux de Max Weber, la référence en matière de sociologie des religions. Max Weber, économiste et sociologue allemand est mort en 1920 à 56 ans. Il n’a donc pas connu Hitler, je le précise bien. C’est lui qui a théorisé ce qu’est un « prophète » et surtout de quoi est composé le charisme.

Je me suis toujours passionnée pour les sectes, j’ai visionné un tas de reportages et lu quelques essais sur le sujet. On découvre des constantes dans ce phénomène sectaire, et notamment que les adeptes ne sont pas des idiots abêtis et que les « prophètes » (chamans, guru, curé etc…) ne sont pas des êtres si extraordinaires mais bien plutôt des personnages confondants de banalité.

Alors d’où vient leur charisme ? ? Max Weber explique que la légitimité du pouvoir (donc l’assise de la domination) peut reposer sur la légalité (les chefs d’État, les prêtres etc…) ou sur la tradition (les chamanes, les mages…) ou encore sur la personne elle-même du prophète. Dans ce dernier cas, c’est la croyance des adeptes qui fait la légitimité du pouvoir, c’est donc une habilité particulière du « prophète » que de savoir « faire croire » aux autres en ses capacités exceptionnelles. Et dans tous les cas, le prophète montre le chemin d’une révolution. Il va changer le monde, c’est pour cela qu’il est suivi avec tellement de dévouement.  Oui, il est porteur de la Révolution, car, en même temps qu’un immense rêve, un espoir fou, il porte « le » sens de la vie, de l’action, de l’engagement. Il transforme le quotidien, l’absurdité de l’existence, les obstacles de la vie en un précieux vecteur de changement. Il ensoleille l’avenir.

Mais bien entendu, comme cette perspective repose sur la foi, la croyance, et donc la confiance dans les pouvoirs "surnaturels" du prophète, ces dispositions affectives et mentales sont fragiles et les adeptes peuvent facilement de mettre à douter. Il faut donc que les sacrifices consentis soient grands pour donner du prix à la parole du prophète et que ce dernier apporte régulièrement des « preuves » de ses capacités exceptionnelles. En un mot, il doit accomplir des miracles de temps en temps. Voilà le jeu interactif qui se joue au sein de l’emprise sectaire.

Julie Pagis décrit avec des exemples comment, peu à peu, l’étau se resserre sur ces jeunes diplômés consentants. Tous ont fait des études, mais tous ne sont pas issus de la bourgeoisie, au contraire.  Malgré cela, Fernando arrive à les convaincre que c’est leur éduction, leur instruction, leur culture en un mot, qui les éloigne du prolétariat. De manière inconsciente souvent, leurs actions, leurs pensées et même leurs arrière-pensées, sont marquées par « leurs déformations bourgeoises ». S’ils veulent faire advenir la Révolution marxiste-léniniste, et donc un monde meilleur, il faut qu’ils commencent par eux-mêmes.

D’abord, il est obligatoire, (et c’était bien la mode en ces temps-là), qu’ils « s’établissent », c’est-à-dire qu’ils abandonnent leurs projets d’une vie en conformité avec leurs études, pour aller travailler dans les usines. Se faire proche des ouvriers est une façon de se désintoxiquer de leurs « réflexes » petits bourgeois. Chacun doit rédiger des enquêtes sur la conscientisation du monde ouvrier. Puis progressivement, il s’agit de laisser tomber tous les attributs « frivoles » d’un mode de vie trop confortable qui les éloigne de la classe ouvrière. Les femmes ne se maquillent pas, s’habillent en hommes, et les hommes donnent tout ce qu’ils possèdent à l’ « organisation ». Puis, on décide de vivre en communauté dans un « bâtiment » de Clichy-La Garenne. Les enfants seront séparés des parents, car les sentiments parentaux sont considérés comme petits bourgeois. Puis, on procède à des autocritiques régulières consignées dans des « cahiers », cahiers heureusement conservés et qui ont permis de mettre à jour la machine infernale de ce collectif de surveillance mutuelle.

Puis surviennent des exclusions pour des motifs ridicules, l’élaboration de théories du complot, des humiliations publiques (on fait venir des ouvriers immigrés ou non à ces séances d’auto-critique). Fernando finit par partir au Portugal où il commence une nouvelle vie en 1975, tout en gardant l’œil sur celle-là de façon épisodique. La communauté persiste jusqu’en 1982, date à laquelle Fernando les libère tous d’un trait de plume.

Le livre est passionnant, il se lit comme un roman policier, d’autant que le mystère Fernando n’est levé qu’à la fin …Était-il un imposteur ? Qu’est-il devenu ? Et les autres, les exclus, ceux qui sont restés et se sont trouvés orphelins, et les enfants ?

« Ce renoncement aux possessions matérielles fut plus coûteux pour les militant·es d’origine ouvrière : Gérard se souvient avoir espéré que leurs meubles de cuisine « tout neufs » ne soient pas vendus ce jour-là, pour pouvoir les récupérer un jour. Denis, qui était alors à la direction de l’organisation, était prêt à se défaire de leur petit pavillon pour venir vivre au Bâtiment. Il avait essayé de convaincre Pierrette, mais cette dernière lui avait répondu qu’il pouvait faire ce qu’il voulait mais qu’elle ne comptait donner ni son pavillon ni ses meubles pour les beaux yeux de Mao »

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PS : Je me dis de signaler un détail particulièrement irritant de ce livre : il est écrit en écriture inclusive que je combats de toutes mes forces, mais …la qualité et l’intérêt de cette enquête valent bien ce sacrifice…

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