Voici un livre qui est paru dans la discrétion et qui n’a pas fait la « une » de l’actualité littéraire. Son auteur est peu connu et son nom ne dira rien à la plupart d’entre vous. Si j’ajoute qu’il a plus de quatre-vingt ans, qu’il ne revendique aucune carrière littéraire (même s’il a publié quelques ouvrages précédemment) et qu’il ne cherche pas les plateaux des médias, vous allez vous demander pourquoi je vous signale ce titre.
Mais cet homme mystérieux s’est présenté (je devrais dire a été présenté) sous un autre nom dans sa jeunesse : il prétendait s’appeler Émile Ajar ! Nous y voilà. Le petit-cousin de Romain Gary (qui préférait l’appeler son neveu et le traitait presque comme un fils) nous livre ses souvenirs.
Avez-vous remarqué ? Après quelques décennies d’une relative indifférence, la vie et les œuvres de Romain Gary ont récemment réapparu sur le devant de la scène. D’ores et déjà consacré comme un des grands écrivains français du vingtième siècle, dont les ouvrages les plus connus peuplent les rayons des librairies, le double prix Goncourt Romain Gary/Émile Ajar suscite une curiosité renouvelée. Notamment depuis la sortie en 2017 du film « La promesse de l’aube ». Qu’il me suffise de citer quelques livres récents : « Romain Gary s’en va-t’en guerre » de Laurent Seksik (un spécialiste des biographies romancées) et les deux tomes de la biographie de Kevin Spire : « M. Romain Gary, consul de France » et « M. Romain Gary, écrivain réalisateur ».
C’est avec curiosité que j’ai ouvert le livre de Paul Pavlowitch, qui, à la différence des précédents auteurs, a connu de près Romain Gary comme membre de sa famille : la mère de Romain, de son vrai nom Mina Owczynska, était la sœur du grand-père maternel de Paul Pavlowitch, un certain Léon Owczynski. Le livre comporte d’ailleurs, fort opportunément, les arbres généalogiques de ces deux familles. Disons tout de suite qu’une troisième personne illumine littéralement ce livre : c’est l’actrice Jean Seberg. Si Paul Pavlowitch entretient une relation quasi-filiale avec Romain Gary, mais non dénuée de difficultés et quelquefois de conflits, il vénère le souvenir de Jean Seberg, et l’on n’a pas de mal à imaginer qu’il en était amoureux.
J’ai beaucoup aimé découvrir ce récit, un peu déconcertant au départ, car constitué de brefs chapitres assez « décousus » et qui ne respectent aucune chronologie, mais pleins de charme et d’émotion, avec bien sûr, venant d’un auteur âgé qui se penche sur sa jeunesse, une discrète nostalgie, mais sans dramatisation. Les fils directeurs du livre sont les personnages, mais aussi les lieux : l’auteur nous fait partager sa vie quotidienne d’enfant entre ses parents, son frère et sa sœur à Nice, puis ses longs séjours à la campagne, dans le Lot, avec son épouse et ses deux héros, Romain Gary et Jean Seberg, dans leurs vieilles maisons devenues refuges et antres à souvenir. Des lieux qui l’ont bien plus marqué que les salons et bureaux d’éditeurs parisiens. Il semble avoir fréquenté ces derniers, contraint et forcé par son oncle à l’époque où il était chargé d’incarner Émile Ajar.
Bref rappel de ces épisodes désormais archiconnus et documentés. Romain Gary(1914-1980) reçoit le prix Goncourt en 1956 pour « Les racines du ciel », qui fait connaître au grand public cet écrivain déjà confirmé, lui-même véritable personnage de roman et héros de la seconde guerre mondiale comme aviateur des Forces françaises libres, devenu Compagnon de la Libération. Une vingtaine d’années plus tard, un certain Émile Ajar reçoit le Prix Goncourt en 1975 pour « La vie devant soi ». D’abord « clandestin », cet Émile Ajar se dévoile à des journalistes qui le retrouvent dans une certaine maison du Lot : vous avez reconnu notre Paul Pavlowitch qui tiendra ce rôle à la demande de son oncle célèbre, non sans frictions avec lui, jusqu’à la mort (par suicide) de celui-ci fin 1980. Quelques mois après, la vérité éclate : Émile Ajar n’a jamais existé, tous ses livres sont désormais vendus sous le nom de Romain Gary. Les noms d’emprunt, il y en eut avant Émile Ajar : « Shatan Bogat » et « Fosco Sinibaldi ». L’art d’entraîner le lecteur dans un mélange de fiction, de fantastique et de réalité, c’était une des clés du talent de cet écrivain qui aura laissé comme une trace de feu (en russe, Gary = « brûle ! », et Ajar= « la braise », sans oublier Shatan Bogat, « Satan riche » !)
Par petites touches, au fil de ses nombreux souvenirs, et de ses dialogues avec ses deux « héros » Paul Pavlowitch nous fait comprendre et même sentir la personnalité complexe de son cousin : « Invisible à soi-même, se méconnaissant, Romain éprouvait intimement l’absence de soi. Sa mère lui avait dit qui il devait devenir. Il n’avait pas eu le temps de se trouver ; ce qui est certain, c’est que ça pesait lourd. Cette condition ne le quitterait jamais. » C’est le « paradoxe de Gary : le script de sa vie future de personnage(s) hors du commun était la seule chose réelle. La seule sur laquelle il avait prise, qu’il étoffait et dont il pouvait se nourrir. La vie quotidienne ne valait décidément pas qu’on s’y attarde. » Autre trait marquant : il annonce à son « neveu » qu’il ne vieillira pas. Et il nous quitte à 66 ans.
Mais la « vraie vie » a aussi mis à l’épreuve Romain Gary. Ce personnage si romantique, quasiment un aventurier un peu anarchiste, avait un attachement profond à ses valeurs : l’amour de la France et une fidélité sans faille au Général de Gaulle. Alors qu’il servit avec talent son pays d’adoption comme jeune diplomate, jusqu’à devenir consul de France à Los Angeles, il dut subir un antisémitisme latent encore présent chez les traditionalistes du Quai d’Orsay et qui le conduisit à démissionner. C’est sa tante, la grand-mère de Paul Pavlowitch, qui lui remonte le moral : « Tu ne t’aimes pas, Roman, et tu veux que les autres t’aiment ? Tu as fait tout ce que ta mère attendait de toi, tout ce qu’elle voulait. Maintenant, tu dois vivre, te respecter… Les Français ? Les Français sont comme tout le monde : moyens. Tu n’as pas oublié les Russes, tu te souviens des Polonais ? Et tu te plains ? Tu es comme ta mère, comme moi : adopté, toléré. Pas plus, mais la France nous a accueillis. Si tu as des enfants un jour, alors oui, ils seront français ! »
Paul Pavlowitch fait revivre aussi, avec beaucoup d’affection et d’empathie, l’actrice Jean Seberg qui fut si proche de Romain Gary à partir de 1959 et pratiquement jusqu’à sa mort, même après leur divorce. Elle aussi choisit de mourir, encore bien jeune à 40 ans, un an avant son ex-mari. Il tient à mieux nous faire connaître la jeune fille de l’Iowa, révoltée par la ségrégation raciale qui sévissait alors, et engagée dans une carrière hollywoodienne qui lui apporta tant de gloire, mais aussi de souffrance : c’est une des parties les plus intéressantes du livre, où il souligne par exemple le contraste entre la direction brutale et presque inhumaine d’Otto Preminger dans « Jeanne d’Arc » (il confirme qu’elle a été brûlée dans la scène du bûcher, car l’installation était mal réglée !) et la liberté de création laissée à ses acteurs par Jean-Luc Godard dans « A bout de souffle ».
C’est pourquoi ce livre est si touchant : « Cette histoire pourrait être la tapisserie lentement déroulée de nos rêves éveillés, une étoffe aux couleurs changeantes, scènes tissées de liens qui se défont un à un. Des dénouements. Des disparitions. Après de si magiques débuts, une puissance malfaisante nous enlèverait méticuleusement ces vies, l’une après l’autre. Il ne nous fallut guère de temps, Annie (l’épouse de Paul Pavlowitch) et moi, pour comprendre que tous ces proches brusquement escamotés avaient emporté leur part de notre existence. »
Ce ne sont que quelques extraits de ce livre qui dévoile petit à petit ses trésors. Vous n’y trouverez pas de révélations complètement inédites, tant il paraît de livres sur cet écrivain, mais vous partagerez beaucoup de souvenirs et d’émotions avec Paul Pavlowitch et vous connaîtrez mieux ces personnages « tous immortels ».
Vieuzibou