Léa Ypi est professeure de théorie politique à la prestigieuse London School of Economics : elle se plaît même à dire qu’elle enseigne le marxisme, rien que ça !
Il faut constater qu’elle peut faire valoir une certaine familiarité avec cette doctrine dans sa version « opérationnelle » la plus intransigeante. En effet, née en Albanie, elle a vécu ses dix premières années, celles de l’éveil au monde et de l’école primaire, sous le régime communiste, puis, adolescente, a connu les « années folles » d’une « libéralisation » de la société, mais aussi d’un certain « ensauvagement », jusqu’à son bac, avant de quitter définitivement ce pays en 1997. Pour mener ensuite de brillantes études dans différents pays européens, avec un talent particulier pour les langues étrangères : son livre est écrit en anglais, et elle parle français et italien.
J’ai lu d’autres témoignages d’enfants, avec leur regard curieux et impatient, et en même temps perplexe, sur les transformations d’une société initialement figée, voire sur les troubles qui la ravagent brutalement. Je pense à d’excellents récits d’auteurs de l’ex-Yougoslavie, tels que Sacha Stanisic. Mais j’ai été captivé par le ton de Léa Ypi et la richesse de son témoignage, qui se lit comme un roman à rebondissements, même si l’on en connaît le contexte historique et politique.
Elle nous fait partager, la vie quotidienne d’une famille albanaise sous le communisme, qui a servi de cadre à sa découverte du monde. Avec pudeur et sans grandiloquence, elle nous révèle les détails de cette vie difficile, les queues interminables devant les boutiques, (mais où chacun peut marquer sa place par un objet avant de vaquer à d’autres occupations), la propagande omniprésente, à commencer par l’école. Mais elle sait aussi caractériser le contexte de chaque période de sa jeunesse : la vie politique, les relations sociales, les contraintes économiques, l’irruption du monde extérieur avec les premiers touristes, et aussi les consultants étrangers de tout poil !
Comme l’indique le titre, le livre comporte un fil rouge : la recherche de la liberté, dans toutes les circonstances. Avec des réflexions particulièrement profondes et originales, qui restent tout à fait d’actualité, et qui abordent beaucoup d’autres thèmes : la condition féminine, la religion, etc.. Mais j’y ai aussi trouvé un autre fil rouge plus intime que je vous révélerai à la fin de ce texte.
À chaque période ses emblèmes, ses personnages, ses mots-clés. À commencer par une statue monumentale de Staline qui intrigue la petite fille (rappelons que le régime communiste du dirigeant Enver Hodja, qui régna en maître absolu de la fin de la seconde guerre mondiale à 1985, fut le plus impitoyable d’Europe et ne renia jamais Staline). Avec ses camarades, elle interroge Nora, la maîtresse : « -Est-ce que Staline aimait les enfants ? », demandait la classe « -Bien sûr qu’il les aimait… -Est-ce que Staline aimait les enfants autant qu’oncle Enver ? » La maîtresse hésita. « -Il les aimait plus ? -Vous connaissez la réponse, fit-elle en souriant chaleureusement. »
Quand, en 1990, des manifestants viennent décapiter la statue en criant « Liberté, démocratie », la petite Léa ne comprend pas : « Je n’avais jamais vraiment réfléchi à la liberté. Ce n’était pas nécessaire. Nous en avions plein, de liberté. »
Les années précédentes, elle était déjà intriguée par la place prise par la « biographie » de ses parents et grands-parents, ce « terme qui faisait référence à tant de choses que j’avais du mal à en déchiffrer la signification, quel qu’en fût le contexte ». Une biographie pouvait être « bonne, mauvaise, meilleure ou pire, immaculée ou entachée ». Or, Léa était issue d’une famille d’intellectuels et, comme disait Nora l’institutrice : « Il y a trop d’enfants d’intellectuels dans cette classe. »
Figurez-vous que son grand-père paternel avait laissé son père à l’âge de trois ans, en 1946, pour aller étudier à l’université « quelque part », et n’était revenu que quinze ans plus tard retrouver sa femme, la grand-mère de Léa, Nini, et son fils. N’est-ce pas intriguant ?
Il faudra attendre décembre 1990, un moment-clé, et un tournant de ce livre, pour que Nini, la grand-mère qui a éduqué la petite Léa dans ses premières années, tout autant que ses parents, lui explique tout ce qu’elle ne pouvait pas révéler avant. « Étudier à l’université », c’est être déporté en camp de « rééducation ». « Obtenir son diplôme », c’est en revenir vivant, sinon on a « échoué à l’obtenir », et c’est tragique. Nini est une « grande dame » : née en 1918, nièce d’un pacha de l’empire ottoman, elle fit ses études au lycée français de Salonique, et d’ailleurs apprit le français à Léa, car elle aimait parler cette langue, surtout pour des confidences. Elle détaille toute sa vie, celle du grand-père déporté et des parents de Léa, qui est bouleversée. « Elle voulait que je me souvienne de son parcours, que je sache qu’elle était l’auteur de sa vie, et que, malgré tous les obstacles rencontrés en chemin, elle était restée maîtresse de son destin. Elle n’avait jamais renoncé à ses responsabilités. La liberté, affirma-t-elle, c’était être conscient de la nécessité » (une autre façon de constater que la liberté dépend de la longueur des chaînes).
Après ces révélations arrivent les années mouvementées de l’adolescence, avec leurs mots-clés : d’abord l’apparition de la « société civile » qui doit remplacer le Parti qui s’occupait de tout, avec le conflit des valeurs ,solidarité ou individualisme forcené ; puis l’ère des « réformes structurelles » : le père de Léa, gestionnaire forestier sous le communisme, devient, grâce à ses capacités et ses relations, directeur du port de la ville de Durres, mais doit licencier des centaines d’employés et de dockers à la demande des consultants chargés d’implanter la société capitaliste. La maison familiale est alors encerclée par des dizaines de gitans, travailleurs du port, qui se trouvent sans emploi et qui supplient son père de les garder !
Pendant que des milliers d’Albanais se ruent sur des bateaux surchargés vers l’Italie, la mère de Léa se lance en politique, dans un nouveau parti démocratique, avec pour objectif de « devenir comme le reste de l’Europe », ce qu’elle résumait ainsi : « combattre la corruption, promouvoir la libre entreprise, respecter la propriété privée, encourager l’initiative individuelle. En d’autres termes : la liberté ». Mais ce n’est pas si simple : notre famille albanaise est très bien informée sur l’emprise de l’argent sur la politique (Berlusconi dans l’Italie voisine), l’hostilité croissante de l’opinion européenne sur l’immigration de leurs compatriotes (d’abord accueillis en héros de la liberté, puis enfermés dans des camps et renvoyés dans leurs pays). Et elle subit, pour finir, en 1997,les troubles de la « guerre civile » consécutifs à l’effondrement des nouvelles sociétés financières qui s’étaient lancées dans des pyramides de Ponzi. Du jour au lendemain, les manifestations, les fusillades, les règlements de compte éclatent dans leur ville jusqu’alors tranquille. Léa termine ses études secondaires cloîtrée chez elle, en dehors de cours très aléatoires au lycée. Avant de quitter l’Albanie (vers l’Italie, évidemment) pour poursuivre des études de philosophie.
Mais cette quête toujours inaboutie de la liberté idéale n’est pas le seul fil rouge de ce livre. L’autre fil rouge, c’est l’amour de Léa pour sa grand-mère Nini, un personnage central de ce livre. « Elle était toujours calme et constante, capable de s’adapter aux circonstances les plus éprouvantes, de surmonter les difficultés avec une facilité qui suggérait que les plus grands obstacles étaient ceux que nous nous créions nous-mêmes, et que tout ce qu’il nous fallait pour les surmonter, c’était de la volonté ». Nini est décédée en 2006. Léa lui a dédié son livre : « Nini m’a appris à vivre et à penser l’existence. Elle me manque chaque jour ». Cette magnifique « leçon de vie » d’une grand-mère pour sa petite-fille illumine tout le livre.
Vieuziboo