Daria Deflorian et Antonio Tagliari, auteurs et acteurs de cette pièce, avaient déjà réalisé « Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni »
Ce spectacle était inspiré d’un roman policier « Le Justicier d'Athènes » de Pétros Markaris. (à lire, absolument si on aime les romans policiers populaires et parce que ceux de Markos Markaris ne font jamais l’impasse sur la toile de fond des personnages). Au plus fort de la crise économique grecque, quatre retraitées sexagénaires sont retrouvées mortes dans une maison. Elles se sont suicidées et ont laissé un mot pour expliquer leur geste : « Nous avons compris que nous sommes un poids pour l'Etat, pour les médecins et pour toute la société. Nous partons donc pour ne pas vous donner d'autres soucis. Vous allez faire des économies sur nos retraites et vivrez mieux. »
Nous avions vu ce spectacle au théâtre de La Colline, attirés que nous sommes par un spectacle en italien, par la performance des acteurs, et par le thème tristement social. Comme Stéphane Braunschweig a été nommé depuis à l’Odéon, il a eu la très bonne idée de faire venir Daria et Antonio, ce qui colle tout à fait au projet « avant-garde européenne » de ce théâtre.
Dans ce nouveau spectacle, il s’agit d’explorer non seulement la dimension économique et sociale de chacun de nous, mais aussi de se placer résolument dans une dimension d’introspection, et de réflexion sur nous-mêmes, notre projet, nos rêves, notre relation aux autres.
Dès le début, Antonio commence à raconter un rêve que Daria complète et corrige, parce qu’elle est peut-être cette femme courbée sur un monceau d’ordures, cette petite vieille cassée fouillant dans les poubelles, cet être qu’on ne voit pas en général et qui vit pourtant dans tous nos fonds d’écran urbains, et qu’elle s’y projette.
Cette première scène, jouée en gris sur un simple paravent (décor) noir, sans autre éclairage que celui d'une rampe de lumière blanche, indique déjà le chemin: on va entrer dans un monde où les frontières entre réalité et imaginaire, entre extérieur et intérieur, entre le « je » et « l’autre » se brouillent, et finissent par s’effacer et nous perdre.
Je me souviens de Pirandello dans « Les Géants de la Montagne », où les personnages entraient tous ensemble dans le même rêve … Stéphane Braunschweig, avait justement mis en scène cet épisode, grâce à des jeux d’ombres chinoises et de faisceaux de lumière naissant de lanternes chancelantes sur un monde de marionnettes.
Cette scène reste toujours, pour moi, non seulement poétique mais également d’une grande force tragique tellement il est juste que nous avons tous, certainement, expérimenté des rêves peuplés de personnages de notre vie éveillée.
Le texte est joué en italien surtitré, les 4 personnages interviennent à nu, sans décor, mais leurs voix sont amplifiées (ce dont je ne raffole pas en général, mais c’est le seul artifice destiné je pense à leur permettre de chuchoter parfois).
Il s’agit d’ « arte povera » , utilisé dans l’art en général des années 1960, comme un manifeste contre la société de consommation.
Et il est également question, dans « Il cielo non è un fondale » de tous les personnages que nous ne rencontrons pas vraiment, pauvres gens qui vendent des roses (un vieil homme boiteux au sourire timide, essaie de vendre ces fleurs qui ne viennent manifestement pas de son jardin mais d’un réseau un peu mafieux pour tirer parti de la misère), ou qui trainent dans les jardins publics (pour s’assoir sur les bancs et bénéficier d’un moment de pause), ou qui s’attardent dans les supermarchés en dernière intention, pour rêver au monde enchanté et illuminé de ceux qui peuvent acheter.
Ces clochards à qui on ne sait pas comment donner, avec qui on ne sait pas comment communiquer, qui nous font peur autant qu’ils ont peur de nous aussi, viennent d’un autre monde, que personne ne peut raconter même pas eux, ils ont vécu d’autres drames, d’autres vies, et c’est comme s’ils revenaient des étoiles. Ils émergent ça et là à côté de nos solitudes et personne n’arrive à crever l’abcès. Ils sont inquiets, peuvent devenir inquiétants, ce sont des ombres tellement réelles, tellement proches de nos vies, et tellement repoussantes que personne n’aimerait être à leur place. Pourtant, nous sentons tous que ce serait si facile, si palpable…et que, finalement, nous sommes aussi ces ombres délaissées entre vie et mort, que nous ne sommes QUE ces silhouettes errantes dans le couloir des nos vies.
La fin de ce spectacle montre des radiateurs en fonte, destinés à présenter ce qui nous attend, à minima et que nous ne sommes même pas : être un radiateur, une présence calorifuge, un système de combustion sans âme ni mouvement, les uns pour les autres. Nous n’avons pas plus d’existence que ces pauvres radiateurs isolés les uns des autres, où les chats viennent s’enrouler…
Dans l’hiver de nos vies, parmi les pauvres qui ne vivent que de nos aumônes et de nos restes, et si nous ne pouvons pas atteindre (et surtout rester dans) le paradis éclairé aux musiques romantiques des supermarchés (est-ce que c’est bien notre but ultime, de vivre heureux et repus dans ce monde artificiel ?), nous n’avons que le recours d’être pour nous-mêmes et pour nos voisins, une source de chaleur, bête, mais utile, à moins que nous ne servions pas aux autres ….
Non ce n'est pas un théâtre dépressif, on y sourit avec tendresse, on y rit aussi, c'est très bien joué, appuyé sur la vie de Daria et d'Antonio, et ça réveille en nous plein de questionnements.