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Nos monstres

Nos monstres

Ce post est la plus pure réalité (ça change un peu!!!)

Mon voisin est décédé, c’était il y a maintenant deux semaines tout rond, un vendredi. C’est vrai qu’il avait 92 ans et qu’il ne pouvait plus vraiment descendre les escaliers de sa maison tout seul. Il venait de se faire installer un ascenseur, enfin non le truc « Satanah » dont ils parlent dans la pub. C’était même drôle de le voir descendre avec cette petite chaise électrique, tout guilleret. Ça marche très bien ces mécanismes ! Une fois en bas, il arrivait à se déplacer avec des cannes, il mettait même un point d’honneur à nous recevoir dans les formes. D’autant qu’à cet âge, il voyait beaucoup de personnels d’assistance : entre les infirmières matin et soir, les femmes de ménage, les visites des médecins et de ses anciens copains, il était très occupé finalement.

La seule chose qui l’embêtait, c’est que depuis 2 ou 3 mois, il ne pouvait plus aller à la pharmacie comme autrefois et c’est moi qui avais dû faire ses courses de médicaments. Il m’avait dit récemment, en se penchant : « chut, faut pas le dire dans la rue, mais ils pensent que j’ai la nouvelle maladie chinoise, bof, franchement, je ne vois pas ce qu’ils ont tous avec cette maladie, moi, à part le rhume, et aussi l’essoufflement, mais qui ne date pas d’hier, je me sens bien ».

Très élégant mon voisin, toujours très smart. Ces derniers temps il invitait les femmes seules de son entourage pour la Saint Valentin, ou pour toutes les occasions festives ( Premier Mai, 14 juillet, et nos anniversaires et fêtes). Il nous offrait toujours une rose à chacune, ce qui montrait qu’il possédait une solide éducation de galant homme. Comme femmes seules, on est trois, dans le voisinage, et, il faut le dire, plus très jeunes, mais tout de même moins « vieilles » que lui. Il nous rédigeait une belle invitation papier illustrée d’images et de compliments. Nous trois, c’est d’abord l’Italienne, Maria, qui a perdu son mari depuis belle lurette, et qui vit dans la maison de l’olivier (on l’appelle comme ça parce qu’il y pousse un bel olivier devant sa grille). Et aussi la femme du taxi, son mari est en EPAHD. On dit « la femme du taxi » mais c’est Josette son prénom, et depuis le temps que son mari ne fait plus le taxi, on ne devrait plus en parler, mais devant chez elle, il y a toujours la belle voiture noire du taxi que son mari ne conduira plus jamais. Alors on mixte l’homme et la voiture et on la marie avec la profession, elle reste la femme du taxi.

Mon voisin c’est Jean René, un vieil ingénieur adorable qui a perdu sa femme il y a à peine quelques mois. Pendant un temps, il a eu un gros chien, mais lui aussi, Hercule, il est mort de vieillesse. Il a encore un chat, équipé d’un collier magique qui lui ouvre la porte de la chatière directement. Normalement ce chat n’aurait jamais dû entrer avec une copine dans la maison, son collier est censé n’ouvrir qu’à lui. Mais les chats sont des êtres malins à tous les sens du terme, et ce Pipo-là, préférant partager son écuelle que vivre seul (homologie avec son maître probablement), faisait en sorte qu’une Madame Chatte l’accompagne chez Jean René, qui fermait les yeux devant l’infraction féline. 

Mon voisin avait accompli quelques séjours à l’hôpital mais sa fille avait dû le rapatrier chez lui dès qu’il était remis sur pied. Elle avait aussi tenté de l'installer dans une super maison de retraite de luxe, mais Jean René avait fait des pieds et des mains pour revenir à son domicile.

« Ah non, m’avait il dit, il n’y a que des vieux là-bas, je m’ennuie, je préfère être chez moi. Vous ne pensez pas que c’est là où on se trouve le mieux ? » .

J’avais juste promis que je nourrirai Pipo le temps qu’il fallait, qu’il ne s’inquiète pas surtout. Josette et Maria pouvaient aussi prendre le relais mais elles habitaient dans des maisons un peu plus éloignées et Pipo adorait venir chez moi. Il avait des rythmes, comme souvent les animaux. Je le voyais arriver toujours aux mêmes heures.  Et c’est sympa d’être accueillie le soir par un chat qui vous attend patiemment sur le pas de votre porte. Je sais que Pipo passait ses journées en vagabondages dans le parc adjacent, derrière nos murs de clôture. Il rentrait d’abord chez moi, puis chez lui pour être à l’abri, au chaud, et dormir toute la nuit.

Jean René m’avait donc confié le diagnostic : « j’ai le covid, ça doit être les infirmières et femmes de ménage qui me l’ont apporté, je ne vais pas le leur reprocher, et, vous savez, c’est possible aussi que j’aie choppé cette merde à l’hôpital ou dans la maison de retraite. Même si je n’y suis pas resté bien longtemps, ça suffit pour être infecté. Je vous assure pourtant que je vais très bien. N’en parlez pas aux autres, tout le monde me fuirait et c’est pas vraiment ce dont j’ai besoin ».

Il m’avait donné sa Carte Vitale et j’étais allée lui chercher ses ordonnances à la pharmacie. Tout se passait bien. Moi je lui avais tendu son paquet de médicaments avec des gants et le visage couvert de deux masques bleus l’un sur l’autre. Je ne voulais pas prendre de risques. Tout allait bien.

Puis brusque détérioration, il fallait à nouveau l’hospitaliser pour le mettre sous oxygène. On a eu peur, toutes les trois. On se donnait des nouvelles les unes aux autres, d’autant plus que la fille de Jean René, avait compris que nous étions inquiètes et elle me téléphonait régulièrement. Quelques jours plus tard, alors qu’on le voyait clairement décliner, il s’était repris et il avait demandé à rentrer. On était sidérées. Il avait encore réussi à sortir de son lit d’hôpital, et avait fait quelques pas avec ses cannes.  On allait fêter son retour et sa guérison (champagne!) quand subitement, c’est bien le côté pernicieux de ce virus, brrrr, il avait succombé. D’un coup, comme ça !! On a bien pleuré, finalement, parce que, malgré la maladie et l’âge, sa mort nous avait surprises.

A l’enterrement, je ne sais pas comment s’était débrouillée la famille, mais on était bien une cinquantaine (c’est-à-dire une foule au regard des contraintes sanitaires), dont nous trois, les voisines qu’il marivaudait avec un raffinement aristocrate. Des fleurs, il y en avait beaucoup, c'était assez "joyeux" comme cérémonie. Nous nous étions cotisées, et tous les voisins lui avaient adressé une belle gerbe. Il y avait aussi une immense couronne venant des anciens élèves de son école d’ingénieur. Il avait dû rester fidèle et régulier aux réunions des vétérans, peut être avait il animé le réseau des ainés de la prestigieuse école ? Il avait l’âge pour y avoir été admis après la guerre, donc dans les premières promotions… Ce  jour-là, avec Josette et Maria, nous avons évoqué tous les bons moments que nous avions passés ensemble ces dernières années. Il nous avait concocté de bons petits plats, cuisinés par ses soins ou commandés aux meilleurs traiteurs, il avait ouvert des vins de grand cru, il nous envoyait un petit mot gentil (et écrit à la plume, avec des lettres penchées comme dans le temps) qui nous donnait à la fois son emploi du temps et prenait soin de chacune d’entre nous. Bref, c’était un vieil homme délicieux qui savait ne pas rester seul et s’entendait à attirer la sympathie des autres. Quand il nous racontait toute l’histoire de la petite ville où nous habitions, il y mettait juste le petit grain d’humour et de coquinerie qu’il fallait pour nous faire sourire et  soutenir notre intérêt.  Il ajoutait des anecdotes, des histoires de clocher, des morceaux de vie désuets mais si piquants ! Et quand il parlait de sa vie, de sa femme, de ses voyages et de ses découvertes, c’était à la fois très léger et très "sensible, il voyait des détails amusants et savait nous les raconter !  Nous nous attendrissions à chaque fois devant l’admiration qu’il manifestait pour sa femme, sa deuxième femme, l’amour de sa vie, morte d’un cancer et qu’il avait soutenue jusqu’au bout. Une sainte femme, toujours occupée du bien-être de tous, qui s’était sacrifiée pour la famille, sans s’accorder beaucoup de temps pour elle !. Que d’amour, que de générosité chez cet homme si délicat, si courtois, si attentif aux autres !!

Sa fille voulait me voir, après l’enterrement. Je devinais bien qu’il s’agissait du chat, parce qu’il fallait bien que quelqu’un prenne en charge cet animal de compagnie. Nous nous étions fixé un rendez vous au restaurant, pour parler de ce chat.. et bien sûr de son père dont elle devait faire le deuil.

C’est comme ça qu’elle en est venue à me parler de son enfance.

Elle a d’abord évoqué les bons souvenirs, les rires avec ses sœurs, les aventures à l’étranger, les écoles et autres enfants. Puis, petit à petit, elle a parlé de l’ambiance familiale, de la famille recomposée qu’elle avait connue depuis ses 6 ans. Et la façade s’est lézardée au fur et à mesure. La sainte femme qui avait repris le ménage, suite au divorce de leur père, s’est avérée une vraie mégère avec les enfants de son mari. Elle-même est venue avec ses  fils, à elle, alors que leur père avait conservé la garde des filles de son premier « lit ».

Très vite, elle s’est comportée comme la sorcière qu’elle était aux yeux des belles filles. Très vite elle est rentrée dans le rôle de Lady Tremaine. Il a fallu que les filles assument toutes les tâches de la maison : ménage, lavage, et travaux les plus sales, comme de changer les draps souillés, de déboucher évier et toilettes (« avec vos petits bras, c’est plus facile d’aller à la pêche aux étrons »), de récurer les chaussures crottées etc. Les garçons jouissaient d’une parfaite quiétude, et étaient même encouragés à violenter les filles, à les injurier et à les dénoncer à la moindre faiblesse. Puis les coups sont apparus, subreptices, peu visibles : les pinçons sur le corps, les tirages de cheveux, les torsades d’oreilles, ça ne se voit pas. Les pleurs et les plaintes étaient sévèrement sanctionnés. Suppression du chocolat au goûter, douches à peine chaudes, enfermements dans le placard à balais étaient des punitions courantes.

Leur père rentrant le soir avait droit au compte rendu truqué des désobéissances imaginaires des filles. Il acquiesçait à toutes les punitions, ne manifestait ni compassion ni sentiment ni même la moindre interrogation sur les « méfaits » supposés de ses enfants.

La soirée s’étirant, je voyais s’évanouir la personne appelée Jean René, mon excellent voisin. Sa silhouette devenait trouble, puis se rétrécissait pour ne laisser qu'un petit tas de cendre. Envolées sa belle apparence, sa prestance et sa courtoisie charmeuse!  A la place voilà la statue d'un être à peine humain. Un personnage d'une inflexible cruauté, d'une indifférence absolue, engagé dans une attitude de complicité coupable, surtout à l’endroit d’enfants, par définition vulnérables et sans défenses. D'autant qu'il avait été non seulement négligent et crédule mais avait pris une part active aux injustices et à la tyrannie exercées par sa femme. Jamais de manifestations d’affection, jamais de contrepoids de tendresse, jamais un mot de consolation, et même cette glaciale indifférence ne lui avait pas suffi. Il pouvait également détacher sa ceinture et contribuer physiquement aux mauvais traitements et sévices de toutes sortes.

A la place du voisin que je croyais être un brave homme se dressait maintenant un Capitaine Crochet hésitant à se transformer en Mister Hyde puis s’achevant dans l’incarnation d’Hannibal Lecter. Hannibel Lecter, c’est ça : une grande classe, des manières irréprochables, une immense culture générale et un savoir scientifique indéniable. Au premier abord, c’était un homme respectable : intelligent, cultivé, adepte des bonnes manières et du langage choisi. Mais derrière l'aguichante façade se cachait un dangereux criminel. Jean René n’avait tué personne, lui, mais il avait assassiné l’enfance de ses filles.

Voilà comment mon voisin est décédé deux fois. Je n’ai parlé de cette histoire ni à Maria ni à Josette, pour qui Jean René sera toujours Jean René, notre voisin si gentil. Il s’était occupé avec un soin vigilant de ses animaux, en témoigne l’attention qu’il portait à Pipo, avec son collier high tech. Et  je me souviens d’Hercule, ce gros chien débonnaire tellement content de nous voir toutes les trois et qui avait droit à son bifteck de charolais . Je pourrais bien sûr me souvenir du berger d’Hitler, mais le point Godwin, trop vite atteint, n’est pas justifié. Jean René s’est montré très prévenant envers nous et je ne peux que louer, comme mes voisines, son extrême raffinement.

Au fait, c’est moi qui garde Pipo, un chat d’une grande discrétion, indépendant comme les autres de sa race, mais sans surprise, lui !

PS: j'ai illustré avec pas mal de monstres de Léopold Chauveau, que j'adore!

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